Dans un avenir proche, un éditeur aventureux s’amusera sans doute à compiler les cinq derniers films de Quentin Dupieux dans un seul coffret DVD (s’ils existent encore. Au pire, il pourrait les sortir en VHS, ça serait pas hors-sujet). Bonne chance à celui qui offrira le précieux objet à Noël pour faire comprendre le style et l’univers du réalisateur et musicien français. « Commence par Rubber ! », « Je comprendrai si tu aimes pas Wrong Cops, hein… », « Oui, tu peux t’en rouler un avant, ça aidera ». Tous les moyens seront bons, pour persuader le non-initié de plonger dans les méandres de l’indispensable méta-univers créé par Mr Oizo avec à chaque fois le budget cigares de Camping 1 et 2.
De Steak à Réalité, Dupieux l’exilé pas si éloigné a peaufiné un idéal de cinéma lo-fi faussement déglingué, rejeton pas banal de Lynch et Cronenberg, où chaque séquence constitue une fissure supplémentaire dans un paysage de fiction dangereusement chahuté. Ici, l’absurde est un euphémisme, l’illogique une litote. Le cinéma de Dupieux en appelle à tous nos qualificatifs ésotériques, même si paradoxalement, il tire son principal pouvoir de ses images et de la façon dont elles s’enchaînent.
« Kubrick mes couilles ! »
Tout commence comme dans Wrong Cops, par la présentation d’une poignée de personnages évoluant dans un Los Angeles non identifié, jaunâtre et hors du temps. C’est un décor familier que Dupieux fait basculer avec métier dans l’étrange : une fillette aperçoit dans les entrailles d’un cerf ramené de la chasse par son père une cassette vidéo ; un proviseur se promène en jeep habillé en femme et insulte des vieillards ; un présentateur télé souffre de démangeaisons imaginaires, tandis que son caméraman, Jason (Alain Chabat, dans l’un de ses meilleurs rôles) tente de convaincre son producteur (un excellent Jonathan Lambert, de retour chez Dupieux après Steak) de financer un projet de film très con ressemblant au croisement entre Scanners et Vidéodrome. À l’issue d’une scène de dialogue assez croustillante, Jason se voit confier la tâche de trouver le cri, ou plutôt le gémissement de douleur, parfait dans les 48 h. Une quête qui rappelle Blow Out, mais qui propulse surtout notre lunaire personnage dans un monde de plus en plus déréglé. La fiction, la réalité, les rêves, les lignes temporelles, les identités, tout se confond et s’interpénètre, parfois dans un seul plan.
[quote_center] »Réalité est un film drôle à sa manière, comme toujours, mais bien moins évident, et léger que les précédents. »[/quote_center]
Dans Réalité, plus que dans tout autre des films précédents de Dupieux, les mots ne suffisent plus pour construire une explication raisonnable à ce qui est présenté à l’écran. Rubber et Wrong, aussi surréaliste qu’ils soient, suivaient finalement un cheminement discernable, d’un point A bizarre à un point B encore plus fou. Wrong Cops sentait clairement l’épuisement d’un concept transformé en film à sketches à l’inspiration inégale et à la forme plus hésitante. Réalité part lui d’un script que Dupieux a peaufiné pendant des années, repoussant le tournage de ce qui s’apparente de son propre aveu à une œuvre-somme pour la nourrir de ses précédentes expériences. L’idée même de Rubber était d’ailleurs extraite des premiers jets de Réalité, qui a effectivement des allures de film « mature », d’où transpire la confiance absolue de son auteur dans son processus d’écriture automatique, qui pousse son récit au bord du vertige philosophique. Réalité est un film drôle à sa manière, comme toujours, mais bien moins évident, et léger que les précédents, et fascinant par sa faculté à reproduire, surtout dans sa deuxième moitié, les mécanismes illogiques de nos rêves.
Une réalité qui gratte un peu
Derrière ces oripeaux de récit choral, symphonique même puisque tous les protagonistes et leurs récits, étrangers les uns aux autres, finissent par s’unir dans un dernier mouvement, se cache un exercice de style très particulier, moins immédiatement accessible et, quelque part, plaisant, que le très bis Rubber, au hasard. Dupieux n’est pas qu’un olibrius spécialiste des pitchs improbables et de l’esprit do it yourself. Le bonhomme est un excellent scénariste, qui a comme objectif clair avec Réalité de reproduire sur grand écran une expérience de rêve impossible à déchiffrer, à appréhender avec un esprit cartésien. C’est une expérience que nous faisons tous souvent au réveil, l’esprit encore encombré d’images fortes, sans possibilité de les relier entre elles. Les contours sont flous, les personnages qui les peuplent incertains. Héros candide et en décalage constant, Jason/Chabat est progressivement plongé dans ce type d’ambiance angoissante et cotonneuse à la fois : il se dédouble, s’hallucine seul entouré de mannequins inanimés, se téléporte d’un coup, par la grâce du raccord image…
Cette angoisse existentielle, pas éloignée d’une certaine forme de folie, a des relents inquiétants, qui rendent Réalité plus inconfortable qu’attendu, d’autant plus que comme à son habitude, Dupieux prend soin de ne pas refermer la boucle qu’il a pris autant de soin à tordre. Un vieil homme nous prévient d’ailleurs en guise de conclusion que nous avons tous un eczéma à gratter à l’intérieur de notre tête. Un rêve étrange que notre inconscient ne cesse de déterrer chaque nuit. « Ce qui me rassure, c’est que je sais que je suis en train de rêver. Maintenant j’aimerais juste savoir quand je vais me réveiller », répète ainsi Jason, pris dans son cauchemar bunuelien, à son producteur avec un air enfantin. La seule différence que nous avons à ce moment avec lui, c’est que nous avons notre propre réponse à cette question : le rêve s’arrête quand la salle se rallume. À moins que… ?
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Réalité
De Quentin Dupieux
2015 / États-Unis / 108 minutes
Avec Alain Chabat, Jonathan Lambert, Élodie Bouchez
Sortie le 18 février 2015
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