Il est de coutume, avec le panthéon des grands réalisateurs, dont les frères Coen font indiscutablement partie, de distinguer, même à chaud, les films majeurs des films mineurs. En gros, l’œuvre mineure, c’est celle que le critique a moyennement aimé, dont il pense qu’elle ne révèle pas grand-chose de son auteur et doit être traitée comme une production destinée « à un plus large public ». Dans le cas de la filmographie des deux frangins, cette distinction un peu arbitraire a jusqu’ici été apposée sur deux pures comédies, Ladykillers et Burn After Reading. Et ça ne loupera pas au sujet d’Ave César, qui s’affiche éhontément comme une récréation (et une re-création) évoquant le Hollywood d’autrefois à l’aide d’un cortège de stars. Arrivant quelques temps après le plus grave – et essentiel – Inside Llewyn Davis, ce nouveau titre doit-il pâtir pour autant de cette légèreté portée en étendard ?
La ménagerie des artistes
L’histoire s’inspire très librement d’un véritable personnage-clé de l’âge d’or de cette industrie, Eddie Mannix, qui travaillait comme « fixer » chez MGM. Le rôle de Mannix était semblable à celui d’un gardien de zoo : il s’agissait de gérer au jour le jour les aléas des productions du studio, en ménageant la réputation ou la santé des stars, en faisant taire les réalisateurs capricieux et les journalistes à l’affût de ragots, en remodelant à sa guise certains décors pour débloquer le tournage d’autres films… Bref, Mannix devait jongler avec trente assiettes en même temps tout en observant avec désespoir une ménagerie d’artistes et de techniciens en train de jeter la vaisselle à travers la pièce. Joel et Ethan Coen ont décidé de placer une version fictionnelle du personnage, plutôt louche dans la vraie vie, au centre d’Ave César. Josh Brolin lui confère son jeu impavide et débonnaire, jouant cet homme de l’ombre avec un bel entrain.
L’action se déroule au long d’une journée bien remplie, car comme nous l’apprend le jovial narrateur du film (l’emploi de la voix off chez les Coen, et le décalage qu’elle implique, mériterait une étude à elle seule), Eddie fait partie de ces gens qui ne dorment pas ou ne font pas la fête la nuit. À lui de gérer les problèmes de grossesse cachée de la star de « films nautiques » DeeAnna Moran (Scarlet Johansson), les avis des représentants religieux sur la manière dont le prochain péplum maison, Ave César, traite le Christ, les clashs sur le plateau du nouveau drame de Laurence Laurentz (Ralph Fiennes), à qui l’on a imposé une star de western monosyllabique, Hobie Doyle (Alden Ehrenreich), ou les ragots qui menacent d’être publiés dans la presse à propos du passé de Baird Withlock (George Clooney), LA star maison. Mais, à l’insu de tous se déroule quelque chose de plus grave : Withlock, qui doit finir le tournage d’Ave César, a été kidnappé par des activistes politiques !
Persistance de l’absurde
L’idée d’observer les coulisses de cette usine à rêves et à névroses qu’est Hollywood ne date à vrai dire pas d’hier. De Sunset Boulevard à The Player en passant par la série Entourage, les plongées documentées dans l’envers du décor en carton-pâte ne manquent pas depuis des décennies. Les Coen eux-mêmes s’y sont frottés à l’occasion de leur Palme d’Or, Barton Fink, qui explorait sur un mode kafkaïen les difficultés d’un dramaturge propulsé sans préambules dans la jungle de Los Angeles au milieu des années 40. Ce chef d’œuvre pétri d’angoisses et se terminant comme un cauchemar fiévreux avait d’autres objectifs en tête que le très léger Ave César, même s’il se déroule dans le même studio fictif, Capitol. Le dernier-né de la fratrie appartient clairement à la veine comico-absurde de leur œuvre, reprenant par exemple le motif du kidnapping crétin de The Big Lebowski, et développant celui, plus impalpable, de l’homme vertueux confronté à une cascade d’obstacles qu’il ne maîtrise pas, au centre d’A serious man. Les personnages qui peuplent cet univers artificiel partagent ce même manque de conscience à propos de l’image qu’ils renvoient, et semblent tous évoluer dans leur propre bulle : des rêveurs contrariés que le destin fait s’entrechoquer sans que nous puissions tirer un sens de leurs aventures.
[quote_left] »Cette métaphore de la fiction préfabriquée se heurtant aux contingences d’un monde en mouvement, trouve un écho pertinent dans notre propre époque. »[/quote_left] Pour Mannix, ce rêve s’avère être synonyme de démission. Le scénario fait plusieurs fois revenir dans le champ de la fiction un vecteur de réalité : un employeur du secteur militaire rêve de débaucher le débrouillard manager, en agitant sa puissance technologique synonyme de bombe atomique. Mannix, décrit comme un père de famille pieux et obsédé par la vertu (il se rend malade de ne pouvoir arrêter de fumer et de cacher cette faiblesse à sa femme), s’oppose en tout aux agités du bocal qui peuplent son studio, mais qui travaillent, et c’est ce qui fait la beauté du script, à fabriquer du rêve par bobines de douze. Le réel s’infiltre également par la bande via l’identité des ravisseurs de Withlock, un clin d’œil plus qu’évident à l’esprit anti-socialiste qui prévalait dans les années 50, et que les Coen transforment en caricature tordante de complot insidieux. Difficile dans les deux cas de ne pas voir dans cette métaphore de la fiction préfabriquée se heurtant aux contingences d’un monde en mouvement, un écho pertinent à notre propre époque. Difficile aussi de ne pas comprendre, dans la peinture manifestement bienveillante que les frères Coen font de cet Hollywood-là, que le duo prend fait et cause pour les rêveurs, comme une réponse à la morosité ambiante et aux prises de position stériles.
Lumières, caméra… mélancolie
Il serait hasardeux de penser que les réalisateurs et scénaristes d’Ave César pleurent avec nostalgie la disparition d’une industrie artisanale où s’enchaînaient sans chute de régime les productions simplistes destinées à exploiter l’air du temps et les formules à succès. Après tout, les Coen se sont souvent employés à perpétuer l’esprit du film de genre et de l’artisan touche-à-tout, en voguant d’un genre emblématique à l’autre au fil de leur carrière : film noir, comédie à la Howard Hawks, fable à la Capra, western, film de gangsters, cartoon live… Pourtant, la gourmandise avec laquelle Ave César enchaîne les mini-sketches que sont les productions du studio, du ballet nautique à la comédie musicale (l’une des plus incroyables chorégraphies de récente mémoire, soit dit en passant), en passant par le mélo costumé, le western de série B, et bien sûr le péplum à la Ben-Hur, ne parvient pas à masquer une certaine forme de mélancolie tenace, et teintée d’ironie. Derrière cette enfilade de caméos plus ou moins justifiés (les personnages de Tilda Swinton et Frances McDormand, entre autres, sont à la fois superflus et sources de gags indignes du duo), derrière les hommages déférents et amoureusement conçus, on ne peut s’empêcher de distinguer un commentaire acide des auteurs sur l’état actuel de l’industrie du rêve. Après tout, les stars malléables, les réalisateurs muselés, les producteurs autoritaires et les succès du moment qui dictent la marche à suivre pour tous les studios, tout cela n’existe-t-il pas encore aujourd’hui ? Le fait qu’un homme aussi ambivalent que Mannix, dont la morale stricte s’accommode très bien des pots-de-vin versés aux policiers ou de la pensée capitaliste régissant le fonctionnement du studio, soit l’indéfectible soutien de cette industrie, en dit alors long sur ce que les Coen pensent de leur époque.
Alors bien sûr, Ave César a peu de chances d’être abordé, à la façon de A serious man (dont le propos crypté reflète bien son titre), comme un objet purement théorique ressassant les éternelles obsessions de la fratrie – la religion, notamment, y occupe de manière surprenante une place prépondérante, jusque dans les derniers plans et le générique de fin. Le casting joyeusement glamour sert le propos du film (il épate et vend du rêve, mais cache un océan de subversion, même dans son imbécillité, comme dans le cas du personnage de Clooney). Les numéros d’acteurs, tels celui d’Alden Ehrenreich, révélé par Coppola sur Tetro et Twixt, et ici incroyable dans la peau d’une star de western plus vraie que nature transformée de manière désastreuse en acteur dramatique, font pour beaucoup dans l’ambition divertissante d’un film par ailleurs distendu et qui s’éparpille parfois inutilement. Les myriades de clins d’œil visuels, soutenus par les douces images concoctées par le fidèle Roger Deakins, garantissent aussi qu’Ave César n’apparaisse pas comme un exercice de style didactique austère. Pourtant, comme dans tous les films jugés « mineurs » de grands cinéastes, des idées complexes et une belle finesse de traitement parcourent ce film-là. Il y a plus à voir et à creuser dans cette chronique en trompe-l’œil que dans une « simple » comédie comme Ladykillers (qui était, pour qu’on soit clairs, non pas un film mineur, mais un ratage. Ça arrive aussi).
[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]
Ave César (Hail, Caesar !)
De Joel Coen
2016 / USA / 106 minutes
Avec George Clooney, Josh Brolin, Alden Ehrenreich
Sortie le 17 février 2016
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