Tout trentenaire pas trop insensible au charme d’un bon film du samedi soir peut raconter la même anecdote : ce jour inoubliable, quelque part au milieu des années 80, durant lequel les portes de son premier vidéo-club se sont ouvertes. Et derrière elles, des centaines de jaquettes promettant l’entrée dans autant d’univers plus ou moins interdits, là, à portée de magnétoscope. C’est ce qu’ont oublié les éditorialistes et professionnels de la profession qui ont rappelé lors du dernier Festival de Cannes à quel point leur vision du cinéma, ou en tout cas la façon dont on doit le consommer était étriquée. Plus que dans les salles obscures, que chacun a écumé avec plus ou moins de facilité suivant qu’il habitait ou non dans une grande ville, c’est dans les vidéoclubs que s’est construite la cinéphilie de notre génération. À une époque, où la presse spécialisée et le dos des jaquettes étaient les seuls moyens de s’informer sur un obscur film hongkongais ou la carrière naissante de Peter Jackson.
Ok, bien sûr, la télévision remplissait alors en partie son rôle d’éducation à l’image. Mais sans abonnement à Canal+ (vous savez, la chaîne qui parlait de cinéma ?), l’offre était tout de même spartiate. Contrairement aux linéaires de Vidéo Futur, qui a avalé le secteur des vidéoclubs pour mieux l’ensevelir, la télé n’a évidemment pas disparu. La TNT propose encore plus de programmes conçus pour exploiter notre temps de cerveau disponible. Et aussi des films, en masse. Mais pour les « millenials » et leurs descendants à venir, peu importe : ça n’est plus comme cela que l’on consomme du 7e art.
Si les écrans sont désormais partout, et ne nous quittent jamais vraiment (au point de soumettre certains marmots à une addiction précoce) ça n’est pas la télévision, ou même la vidéo à la demande, pourtant en regain de forme, qui en profite le plus. La présence d’autres acteurs sur le marché, en premier lieu CanalPlay, n’y fait rien : Netflix est le portail légal de vidéo illimitée en streaming dont tout le monde parle cette année, en mal comme en bien. L’entreprise dirigée par Reed Hastings a créé le buzz (euphémisme) avec la sélection d’Okja et The Heyerowitz Stories à Cannes en mai dernier, et souhaite ouvertement se poser comme un fournisseur de contenus culturels omniprésent, travaillant main dans la main avec toutes les industries cinématographiques. Le groupe américain en a les moyens, et sait qu’il peut s’appuyer sur un modèle économique valable. Payer une poignée d’euros par mois pour profiter d’un calendrier de films exponentiel, accessible sans effort et dans de bonnes conditions (choix des langues, haute définition, débit constant), comportant qui plus est un nombre conséquent de films inédits en salles, c’est une offre que peine même à remplir notre cher bouquet hertzien.
[quote_center] »Tout doit être à portée de main, car finalement, tout l’est bel et bien, d’une manière ou d’une autre ! »[/quote_center]
Le phénomène n’a rien d’une bulle vouée à éclater d’ici quelques années. La SVOD est là pour durer, en plus du grand écran, notamment parce qu’elle apporte une réponse idéale à la pratique du piratage, et parce qu’elle est adaptée à la consommation du cinéma tel que le conçoit aujourd’hui un(e) jeune de 10-15 ans. La curiosité pour les grands classiques du 7e art ou les films en vogue venus de l’autre bout du monde n’est pas moindre chez eux : elle se caractérise par contre par un besoin d’immédiateté, une envie de découverte compulsive. Tout doit être à portée de main, car finalement, tout l’est bel et bien, d’une manière ou d’une autre !
Netflix, en tant que leader d’un secteur en pleine expansion, a son rôle à jouer dans ces nouvelles pratiques. Notamment à travers son algorithme aux règles obscures, qui se dépatouille avec le catalogue existant (moindre impressionnant chez nous qu’outre-Atlantique, fatalement) pour proposer des films « similaires » à ceux que vous regardez. C’est ce qui va amener les yeux innocents à passer d’un 2012 à un Tremblement de Terre avec Charlton Heston, ou à se plonger dans les Mad Max originaux après un énième visionnage de Fast & Furious 47. Il pourra même se laisser tenter par un film indien ou brésilien, qui n’aurait jamais attiré son regard dans un autre contexte. Ce qui manque pour l’instant à ce mode de visionnage, à la fois savant et complètement aléatoire, c’est une mise en contexte, une introduction plus complète et attirante qu’un « pouce en haut ». FilmoTV remplit parfaitement ce rôle, et il est permis d’espérer que ses grands frères s’en inspireront.
La force de la SVOD, c’est que les futurs cinéphiles pourront s’en servir pour fabriquer pierre par pierre, et sans attendre comme nous le sacro-saint week-end au vidéoclub, leur propre culture cinématographique, en suivant le fil rouge d’une thématique, d’un réalisateur, d’une époque. Bien sûr, cela ne suffira pas, et pas seulement à cause de la contraignante chronologie des médias, ou de l’existence en parallèle de concurrents à l’offre richement dotée (CanalPlay, logiquement). Il faudra continuer à leur rabâcher le fait que les films du XXe siècle ne sont pas « vieux », qu’il y a une vie au-delà des comédies grasses et des grands spectacles en images de synthèse, bref à entretenir une indispensable ouverture d’esprit. Mais c’est une bonne nouvelle, à bien y réfléchir, pour nous autres vieux grognons, qui regrettons ce temps où nos souvenirs en devenir de chocs naissaient dans un linéaire étroit ressemblant à un magasin de bonbons pelliculés.