Zero dark thirty débute sur fond noir avec des enregistrements audio qui nous sont familiers. Très, voire trop familiers. Enregistrés le matin du 11 septembre 2001, ils le sont en fait tellement que la Kathryn Bigelow préfère se passer d’images d’archives. Ne pas jouer sur l’émotion, mais remettre dans son contexte la véritable scène d’ouverture du film : une longue et douloureuse scène de torture, qui a déjà fait couler beaucoup d’encre depuis la sortie du film aux Etats-Unis, fin 2012. Bigelow, tout juste sortie du triomphe critique de Démineurs, avait pourtant annoncé la couleur en s’associant à nouveau en 2010 avec son scénariste/journaliste Mark Boal (producteur de Zero Dark Thirty), et en dénommant dans un premier temps le film Kill Ben Laden. L’ironie du titre étant qu’à l’époque, Ben Laden n’avait toujours pas été retrouvé, et que le film se concentrait surtout sur l’échec de la traque menée à coups de milliards de dollars par la CIA en Afghanistan, avec une première « bourde » fin 2001, qui avait permis au gourou d’Al-Qaeda d’échapper, et pour longtemps, aux radars de l’agence de renseignements américaine.

Bigelow au garde-à-vous

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On le sait, les faits ont depuis rattrapé l’envie de fiction du tandem, qui a transformé ce Zero Dark Thirty (code qui désigne l’environnement nocturne dans lequel s’est déroulée l’opération ayant conduit à la mort de Ben Laden) en thriller aride et complexe débouchant sur un climax guerrier fonctionnant comme une véritable catharsis narrative. Le problème, pour les détracteurs du film (principalement trois sénateurs, démocrates et républicains), c’est que cette quête au long cours, cette chasse aux fantômes au Moyen-Orient, débute sur cette scène de torture conduite par des agents expérimentés, et qu’elle induit que le succès de toute l’opération dépendait au départ de ces pratiques inhumaines.

On se demande honnêtement si ces politiciens prêts à monter sur leurs grands chevaux ont bien regardé le film – sans parler de la douce hypocrisie qui consiste à attaquer les artistes réalisant une reconstitution de faits avérés plutôt que l’administration républicaine en place à l’époque, qui les a bien évidemment autorisés. Zero Dark Thirty est l’antithèse même d’un tract patriotique. D’une sécheresse presque déstabilisante pour le spectateur aguiché par cette promesse d’assister à un film d’espionnage transcontinental et guerrier, le film de Bigelow se refuse pendant plus de 2h30, avec la rigueur d’un troufion au garde-à-vous, à émettre tout jugement de valeurs, à fournir des réponses morales toutes faites à l’audience. La représentation de cette traque est moins l’illustration d’une pugnacité toute américaine à venger ses morts, qu’un saisissant instantané d’un conflit sans frontières, sans visage et sans résolution possible.

« I’m going to kill Bin Laden »

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Le film se concentre sur le parcours d’un agent débarquant au beau milieu de l’invasion afghane dans les « black sites » de la CIA, Maya (Jessica Chastain, vraiment impressionnante). On voit rapidement que la faussement frêle rousse ressent un certain dégoût en assistant à l’interrogatoire mené par son collègue Dan (Jason Clarke, bien plus charismatique que dans Des hommes sans loi), qui consiste notamment à faire subir au prisonnier une simulation de noyade (le fameux waterboarding) ou à l’enchaîner comme un chien. Seulement, quand le dénommé Ammar en appelle à la clémence de Maya, celle-ci lui assène avec détermination : « Pour votre bien, vous feriez mieux de parler ». Le personnage tout entier, qui se base en grande partie sur un membre de la CIA dont l’identité est restée classifiée, est contenu dans ce paradoxe émotionnel : s’abstenir de compassion devant l’importance de sa mission. Comme tous les autres personnages de Zero Dark Thirty, interprétés par un casting de première bourre, parfois pour quelques répliques seulement, Maya est toute entière dévouée à son travail. Pas de vie privée, pas d’épanchements personnels, tout juste un fond d’écran entraperçu qui laisserait soupçonner que derrière le masque froid de l’agent déterminé se cache une mère de famille.

[quote_center] »Un climax exemplaire porté par un montage fiévreux, la partition atonale d’Alexandre Desplat et une ambiance visuelle à la limite du film d’épouvante »[/quote_center]

Bigelow glorifie-t-elle cet engagement au service de la nation ? Encore une fois, c’est dans le contraste, les zones grises, qu’il faut situer son point de vue de cinéaste : entre le 11 septembre et l’invasion nocturne de la résidence d’Abottabad, en 2011, dix ans s’écoulent. Les ellipses d’un an, voire quatre ans, s’enchaînent, démontrant en creux toute la lenteur, et la fatigue morale induite par un processus d’enquête par ailleurs familier pour n’importe quel amateur de thriller. Dan, le « tortionnaire » accueillant Maya dans son équipe, se déclare au bout d’un moment « fatigué de voir des hommes nus ». Lorsqu’en 2008, Maya assiste à la télé au discours d’Obama condamnant ouvertement la torture, aucun commentaire n’est émis. L’enquête n’est pas l’œuvre d’un homme ou d’une femme, c’est une machine justement dénuée d’humanité, où chaque agent, prisonnier, ennemi ou contact potentiel n’est qu’un rouage de plus. Zero Dark Thirty démontre clairement cette ambivalence au centre de toute guerre, fusse-t-elle menée sur le terrain du renseignement : les bavures et excès de l’armée US n’ont ni permis d’arrêter Ben Laden, ni entamé la détermination des terroristes – chacun des attentats ayant marqué la décennie est ainsi reconstitué au cours de scènes estomaquantes. Cette guerre-là tue aveuglément, y compris des proches de l’héroïne, qui en ressort tellement secouée qu’elle annonce « J’aurai la peau de tous ceux qui sont impliqués, et je tuerai Ben Laden ». Le genre de réplique qui n’aurait pas dépareillé dans Taken.

Au cœur des ténèbres

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On peut pardonner cet épisode un tantinet primitif, tout comme d’autres saillies dans les dialogues visant à rendre Maya plus badass qu’elle n’a besoin de l’être. Bigelow se montre de fait autant attiré par ce portrait de femme s’imposant sans céder dans un univers radicalement masculin (qu’il s’agisse de la CIA ou des différents pays arabes dans lesquels elle enquête, voilée parfois intégralement), que par la volonté d’insuffler de l’adrénaline dans une bonne partie d’un film ressemblant à s’y méprendre à un procédural – les lieux et étapes de l’enquête sont par exemple introduits par des cartons sur fond noir. Ce sont des concessions nécessaires pour faire passer la pilule d’un film en forme de puzzle dépliant minute après minute tous les composants d’un réseau labyrinthique : en clair il faut s’accrocher dès les premières secondes pour ne pas perdre le fil de l’histoire.

Le changement opéré une fois que Maya fait entendre raison aux pontes de la CIA et de la Maison Blanche concernant l’emplacement de la cachette de Ben Laden est alors d’autant plus brutal. Les Navy Seals et leur équipement ultra-moderne (hélicoptères indétectables, lunettes infra-rouges, explosifs spécial « démontage de porte express) envahissent le champ comme ils tapissaient l’écran dans Démineurs : cette avalanche de machisme est bien sûr tempérée illico par le personnage de Chastain, tout comme par la caméra de Bigelow, réalisatrice aimant plus que tout décrire les actes de ses héros plutôt que leurs réflexions bellicistes. La dernière demi-heure de Zero Dark Thirty, en plus de mettre de côté son personnage principal, est ainsi entièrement consacrée à l’assaut nocturne sur Abottabad. Un climax exemplaire porté par un montage fiévreux, la partition atonale d’Alexandre Desplat et une ambiance visuelle à la limite du film d’épouvante.

En consacrant ainsi autant de temps et d’expertise à la reconstitution d’une pure opération clandestine, Bigelow boucle métaphoriquement un voyage éprouvant au cœur des ténèbres, où l’identité de la cible importe moins que le besoin de panser des plaies ouvertes sur lesquelles les années auraient fait office de poignées de sel. Le film a beau se présenter comme une « fiction documentée » (reste à faire la part des choses entre les faits retranscrits fidèlement, et l’imagination du scénariste, qui doit combler les trous là où le secret défense s’impose), Bigelow n’hésite pas à insuffler une dimension mythologique au parcours de Maya, demandant par exemple aux Seals « de tuer « OBL » pour moi ». Plus qu’une mission, c’est son obsession de vengeance qui la définit au final, justifiant d’autant plus un ultime plan aussi apaisé que désespéré, qui devrait logiquement sécher tout besoin de polémique pour les spectateurs munis d’un cerveau.


[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]
Cinqsurcinq
Zero Dark Thirty
De Kathryn Bigelow

2012 / USA / 157 minutes
Avec Jessica Chastain, Jason Clarke, Kyle Chandler
Sortie le 23 janvier 2013
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