Le malheureux sort réservé à Colt 45 (peu voire pas de promo, sortie en plein mois d’août face au mastodonte Lucy), tentative plus ou moins avouée du Belge Fabrice du Welz de flirter avec un cinéma un poil plus commercial, a ceci de réconfortant qu’il n’a pas laissé le cinéaste révélé par l’excellent Calvaire dans l’impasse. Tandis que son polar racé prenait la poussière en salle de montage en attendant une hypotéthique sortie, Du Welz était déjà reparti au travail, sur ses terres, pour mettre en images un projet qui lui tenait depuis longtemps à cœur. Ce film, c’est Alléluia, relecture de l’histoire, bien réelle, des « Tueurs de la lune de miel », Martha Beck et Raymond Fernandez. Un couple de serial killers, qui escroquait et assassinait des jeunes femmes naïves dans les années 40, et qui a maintes fois inspiré le 7e art, depuis le film du même nom réalisé en 1969 par Howard Kastle (projeté pour l’anecdote également à l’Étrange) jusqu’au ratage Cœurs Perdus en 2006, avec John Travolta et Salma Hayek, en passant par le Carmin Profond du Mexicain Arturo Ripstein.
Du Welz a longuement réfléchi à la forme qu’allait prendre cette vision, ô combien subjective, d’un fait divers morbide et bizarrement romantique à la fois. Yolande Moreau, puis Jeanne Balibar ont été pressenties pour pénétrer dans son univers torturé, traversé de vision mystiques, marqué par la folie et de déraisonnables obsessions. Finalement, c’est un connaisseur du genre, le plutôt rare Laurent Lucas, acteur principal de Calvaire, et l’actrice espagnole Lola Duenas (Volver, Les femmes du 6e étage), qui se sont prêtés à une double performance qu’on qualifiera, dans un bel euphémisme, d’engagée. Le film est à l’image de leur engagement : maîtrisé, déstabilisant, vraiment fou, parfois jusqu’à déclencher des rires incontrôlables.
Passion interdite (de prime time)
Dans une région aux contours indistincts, située dans le Nord de la France ou dans la grise Flandre belge, Gloria (Duenas), qui travaille dans une morgue, se débat pour élever sa fille dans un HLM anonyme, après une rude séparation. Poussée par une amie, elle s’inscrit sur un site de rencontres et choisit de rencontrer Michel (Lucas), un marchand de chaussures. Leur premier rendez-vous est marqué du sceau de coup de foudre : Gloria et Michel passent la nuit ensemble, mais il s’avère bientôt que ce dernier est un escroc doublé d’un gigolo. Malgré tout, Gloria est amoureuse. Jusqu’à la folie. Elle quitte sa famille et parvient à convaincre Michel, démasqué, de s’associer à elle pour plumer des femmes âgées en se faisant passer pour sa sœur. Mais sa jalousie s’avère maladive : Gloria ne peut supporter qu’une autre femme touche son homme, et ses accès de colère ont des conséquences irréparables…
[quote_center]« L’esthétique du film est impossible à prendre en défaut, et situe Alléluia dans un univers à mi-chemin entre l’horreur baroque et le documentaire naturaliste à la Strip Tease »[/quote_center]
Ceux qui n’ont jamais « pratiqué » le cinéma de Du Welz en seront pour les frais dès la séquence d’ouverture d’Alléluia, qui s’attarde sur le lavage patient d’un corps nu à la morgue. Ce quatrième film du metteur en scène est peut-être bien son plus radical, en ce qu’il s’infiltre immédiatement, même dans les scènes en apparence les plus calmes, dans les recoins poisseux dans notre esprit. Voilà un long-métrage qui transpire le malaise, pas seulement par le jeu presque schizophrène de ses deux acteurs principaux, qui doivent cacher sous leur apparence très policée une âme de sociopathe dont ils découvrent à chaque nouvelle « étape » l’insondable noirceur. Avec une belle maturité de style, Du Welz orchestre, scène après scène, l’histoire d’amour la plus impitoyablement dépravée qui soit, née sous le signe du mensonge, de la manipulation et de l’obsession, avant de bifurquer vers le meurtre pur et dur – dans le sens brutal du terme.
Découpée en chapitres, l’intrigue semble avancer dans un état de transe comateuse, la mise en scène caméra à l’épaule, accrochée aux visage des comédiens, laissant bientôt la place à des cadrages fermés, oppressants. Le tout étant entrecoupé d’apartés furieusement autres (une danse chamanique autour d’un feu, Gloria se mettant à faire du Jacques Demy en mode « L’équarrisseuse de Cherbourg »), ou de digressions humoristiques glaciales, qui sont autant de rappels à l’ordre d’un réalisateur vous ordonnant de ne pas chercher à savoir sur quel pied danser.
La folie à deux
Alors, forcément, tout cela est assez inconfortable, même après le (sublime) générique de fin. Sexe et meurtre s’entravent et se chevauchent dans une succession de séquences glauquissimes, enfonçant avec une crâneuse audace les portes de chaque tabou imaginable. Normal, après tout, c’est de Du Welz qu’on parle, pas de Christophe Honoré ! L’esthétique du film, tourné en 16 mm et peaufinée avec l’aide Manuel Dacosse (directeur photo attitré du tandem Cattet/Forzani sur Amer et L’étrange couleur des larmes de ton corps), est impossible à prendre en défaut, et situe Alléluia dans un univers indiscernable à mi-chemin entre l’horreur baroque et le documentaire naturaliste à la Strip Tease. Outre le fait que le scénario s’amuse à pratiquer régulièrement l’ellipse, l’agencement des scènes, qui alternent entre moments intimistes et surjeu incontrôlable, empêche de ranger le film dans une case particulière.
Impossible pourtant de ne pas réfréner, de temps un autre, un rire nerveux ou une grimace béate d’incompréhension, devant la manière dont sont traités les personnages de Du Welz. Pour aussi fiévreuse que soit Gloria, son brutal revirement psychologique ne fait aucun sens à partir du moment où son passé est moins qu’effleuré (tous les employés de morgue ne sont pas des cinglés en puissance, heureusement). Michel, lui, passe progressivement du statut de maître arnaqueur – il couche puis se fait payer par un moyen ou un autre – au lourd passif familial à celui de mâle dominé et figurativement émasculé, régressant jusqu’à l’enfance dès qu’il pénètre dans un cinéma. Du Welz n’a aucun mal à nous convaincre de leur passion (encore une fois, Duenas et Lucas y sont pour beaucoup), mais il a plus du mal à nous persuader de leur existence même : ce qui domine, c’est l’arbitraire d’un film cadenassé de l’intérieur par les recherches graphiques, certes fascinantes, de son auteur, et par son envie d’évacuer toute bienséance du débat. Alléluia est un film fou, c’est sûr, mais comme dans toute folie, il est difficile d’y déceler un sens profond.
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Alléluia
De Fabrice du Welz
2014 / Belgique – France / 93 minutes
Avec Lola Duenas, Laurent Lucas, Héléna Noguerra
Sortie le 26 novembre 2014
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