On avait laissé Ron Howard il y a deux ans sur un très efficace Rush. Une histoire de rivalité automobile, qui prenait par moments la forme d’un film sportif classique et ronronnant, mais que le réalisateur d’Apollo 13 transcendait par des expérimentations visuelles et sonores brillantes. Cela ne l’empêchait pas de céder aussi à son péché mignon, la surexplication moraliste, qui bridait en fin de parcours une œuvre par ailleurs hypnotique et bien incarnée par son duo d’acteurs principaux, dont le blondin Chris Hemsworth. C’est la star de Thor, toujours en quête de rôles pouvant le démarquer de son univers Marvel habituel, qui a pensé au réalisateur américain lorsque le projet Au cœur de l’océan, qui traînait à Hollywood depuis au moins dix ans, est parvenu entre ses mains.
Une chasse impressionnante
Le script de Charles Leavitt, lui-même basé sur un roman de Nathaniel Philbrick paru en 2001, décortique un mythe littéraire on ne peut plus américain : celui de Moby Dick. Aussi légendaire soit-elle, cette histoire de chasse à la baleine blanche était en fait basée sur des faits réels : la destruction en 1820 d’un navire baleinier parti de Nantucket, l’Essex, dont l’équipage fut jeté à la mer par un énorme mammifère marin, avant de s’échouer sur une île perdue dans le Pacifique. Au cœur de l’océan tient donc à la fois du récit d’aventures, de survie, et de combat contre les éléments, symbolisés par une baleine omnisciente et toute-puissante. Le genre de projet épique et rugueux qu’on imaginerait pas confié à un réalisateur comme Ron Howard.
Et pourtant, il paraît loin désormais le temps où le jovial rouquin enchaînait des Da Vinci Code et des Grinch sans âme, même s’il s’apprête à livrer une énième adaptation de Dan Brown nommée Inferno. Accompagné une nouvelle fois de son chef opérateur Anthony Dod Mantle, qui a contribué rappelons-le à définir le style du « Dogme » danois dans les années 90, Howard a pris ce projet à hauts risques à bras-le-corps, décidant de tourner autant que possible en décors « réels » (comprendre non numériques, et recréés à l’échelle) et de s’inspirer pour les scènes en mer du montage et des angles de vue des documentaires sportifs. Bien sûr, une bonne partie des éléments marins, et les animaux qui peuplent l’océan ont dû être créés par ordinateur. Mais la perfection de ces effets, associés à l’énergie de la mise en scène, qui alterne très précisément les plans d’ensemble et les mouvements de caméra au ras de l’onde, offre un résultat à l’écran proprement grisant. Tout du moins durant la partie centrale où l’Essex est en mer.
L’appel du grand large
Car Au cœur de l’océan est un film indéniablement conçu à rebours des habitudes actuelles en matière de film à gros budget, avec la totale confiance d’un studio, la Warner, ayant préféré repousser le film pour lui donner une chance d’exister. Le côté attrayant du film de « monstres », en 3D (non native), avec le colosse Hemsworth en tête d’affiche, s’avèrera trompeur pour une partie du public habitué aux scripts speedés et aux interminables renversements d’intrigues. Tout comme Master and Commander et Kon Tiki, seuls exemples de récente mémoire d’aventures maritimes en costumes sans Jack Sparrow, Au cœur de l’océan tire une matière narrative riche d’une intrigue excessivement linéaire. Le film s’attarde largement sur l’humanité de ses personnages, des chasseurs de baleine (pas forcément des héros modernes, donc) devenant par un effet de loupe les artefacts d’une époque reléguée aux romans, et sur l’évocation de leur quotidien. Plutôt que de précipiter l’action, l’adrénaline de la chasse proprement dite et les attaques de « Moby » qui constituent en quelque sorte les clous du spectacle, Howard préfère installer un rythme, construire une évocation tangible d’un univers qui nous est finalement presque inconnu.
[quote_center] »Au cœur de l’océan tient donc à la fois du récit d’aventures, de survie, et de combat contre les éléments, symbolisés par une baleine omnisciente et toute-puissante. »[/quote_center]
La première partie à Nantucket fourmille ainsi de plans d’insert en courte focale permettant de humer les étals de poissons, de détailler les harpons passés à la meule sur le port, avec un grand luxe de détails. Nous y découvrons le volontaire et décidé Owen Chase (Hemsworth, qui roule un peu des mécaniques, mais possède un charisme digne d’Errol Flynn), premier lieutenant de l’Essex, qui doit mettre ses ambitions de promotion au placard à la faveur d’un capitaine inexpérimenté et fils de bonne famille, George Pollard (Benjamin Walker, que l’on avait pas revu ou presque depuis Abraham Lincoln, chasseur de vampires). Comme dans Rush, le scénario s’attardera longuement sur leur rivalité, teintée progressivement de respect, le film se gardant bien d’être manichéen une fois l’ensemble de l’équipage ramené au statut de naufragés. S’il est une sensation que le film transmet parfaitement, c’est l’urgence qu’impose l’appel du grand large, le besoin vital de ces hommes embarquant pour des missions de plusieurs années (et consistant à tuer et équarrir des baleines pour en extraire de l’huile, rappelons-le) de partir en mer pour prouver leur valeur.
Les mythes du passé
L’originalité, toute relative, du film, est de relater cette tragique odyssée maritime par le biais d’un simple matelot à peine majeur, Tom Nickerson (Tom Holland, futur Spider-Man), devenu des années plus tard un renfrogné Brendan Gleeson, plongeant dans ses souvenirs à contrecoeur à la demande d’Herman Melville (Ben Whishaw). Ce dispositif en flash-backs, s’il évite de nous imposer trop de voix off, n’est pas le plus grand atout d’Au cœur de l’océan, même s’il permet de justifier le caractère épisodique et les ellipses arbitraires qui ponctuent le récit. La sous-intrigue tournant autour des complexes de Melville, obsédé par cette histoire mais peu sûr de lui-même en tant qu’écrivain, apparaît en particulier très artificielle et laborieuse. Le côté subjectif des aventures de Chase et Pollard s’en trouve paradoxalement sublimé. L’épopée de l’Essex ressemble non pas à un récit rigoureusement factuel et documenté, mais une sorte de légende orale où les aspects galvanisants, tout comme les plus sombres, seraient réduits à des moments marquants. Les deux héros de l’histoire, notamment, gagnent par ce procédé une aura de mythe extrait du passé parfaitement adaptée à ce récit d’une poignée d’hommes confrontée à une Nature intransigeante et castratrice.
Certains pourront reprocher à Au cœur de l’océan d’être moins passionnant dans sa dernière partie, avec son récit de survie évoquant en accéléré un remake de Seul au monde et sa longue dérive en mer rappelant le récent Invincible. Howard tient pourtant la barre avec tact et inspiration durant ces moments de « creux » (c’est le cas de le dire), où la vie semble s’échapper de ces acteurs soumis pour l’occasion à des régimes drastiques. Au diable les effets numériques, semble là aussi rappeler un réalisateur souhaitant retrouver la force d’évocation réaliste des films épiques du vieil Hollywood. Jamais retour au port, enfin, n’aura été aussi filmé de manière aussi juste et émouvante. Au cœur de l’océan se détache ainsi un peu plus dans ces dernières séquences, de ce Moby Dick dont il reprend les obsessions originelles (la bête inconnue symbolisant la source et la cause du masochisme destructeur de l’Homme, le pouvoir du mythe face à l’Histoire) pour les rendre très contemporaines.
[toggle_content title= »Bonus » class= »toggle box box_#ff8a00″]Le Parisien a chroniqué La véritable histoire de Moby Dick, de Nathaniel Philbrick, publié en 2000.[/toggle_content]
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Au cœur de l’océan (Heart of the Sea)
De Ron Howard
2015 / USA / 135 minutes
Avec Chris Hemsworth, Cillian Murphy, Benjamin Walker
Sortie le 9 décembre 2015
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