« Les mouvements totalitaires sont des organisations massives d’individus atomisés et isolés, » disait Hannah Arendt dans son essai Les Origines du totalitarisme : le système totalitaire, en 1951. Parmi les expérimentateurs de l’âme humaine, Stanley Milgram, spécialiste de la psychologie sociale, est sûrement celui qui est allé le plus loin. Ses travaux menés à partir des années 61 à Yale, résonnent encore aujourd’hui, des grandes revues scientifiques aux terrasses de cafés. Il faut dire que ses résultats, terrifiants, relayés en France dans le documentaire Le Jeu de la Mort, ne laissent personne indifférents. Comme chez les contemporains du médecin, « l’expérience de Milgram » suscite controverses et continue de fasciner.

Le jeune médecin avait recruté des volontaires, hommes et femmes, dans le cadre d’une supposée étude sur la mémoire. Les sujets devaient interroger d’autres volontaires (en réalité des acteurs), assis dans une salle adjacente. Ils avaient à leur disposition une curieuse machine, sensée envoyer des décharges électriques. Si les cobayes invisibles se trompaient dans leurs réponses, les « examinateurs » devaient leur infliger des décharges électriques de plus en plus fortes, jusqu’à atteindre une dose pouvant s’avérer mortelle. Stanley Milgram a ainsi révélé que 65 % des personnes testées ont injecté ce qu’ils croyaient être une dose électrique létale à des inconnus, après en avoir reçu l’ordre direct.

La psychologie sociale pour les nuls

Experimenter : biopic à haut voltage

Fasciné par l’œuvre de Shakespeare, Michael Almereyda n’est pas un cinéaste de la facilité. Au cours de sa carrière jalonnée de documentaires, de courts et de longs-métrages souvent récompensés (dont une version très personnelle de Hamlet avec Ethan Hawke), il a affirmé son talent pour le travail sur l’image, se faisant notamment connaître en tournant un film avec une caméra pour enfant, pour adapter l’œuvre d’André Breton, Nadja. S’attaquer à la transposition au cinéma de la biographie du plus important psychologue de notre époque, n’était pas une chose aisée, et supposait des choix de mises en scène draconiens. Le cinéaste signe avec Experimenter une œuvre cohérente, linéaire et, par essence, exigeante.

Avec retenue, le film fait le choix, justifié, de faire parler son héros à la manière d’un professeur d’université. Dans ce cours accéléré, il revient sur la fameuse expérience, son déroulement et sa conclusion, ainsi que la controverse qui s’en est suivie. Mais Milgram a multiplié les expériences signifiantes, certes moins spectaculaires, mais tout de même dignes d’intérêt, au cours de sa carrière. Savez-vous par exemple ce qui se passe quand une personne se retrouve dans un ascenseur avec des gens qui regardent dans la direction opposée ? Calmement, Peter Sarsgaard (Strictly Criminal) qui joue le chercheur, commente le fruit de son travail, mettant le cerveau du spectateur à rude épreuve, récompensée au centuple par une mine d’informations intéressantes sur l’esprit humain. À ces côtés, Winona Ryder reste au second plan, mais sa seule présence permet d’illustrer l’importance du travail de retranscription effectué par l’épouse du médecin, décédé en 1984 d’une crise cardiaque à 51 ans, qui a permis de faire connaître et reconnaître cette étude colossale.

Expérimentations tous azimuts

Experimenter : biopic à haut voltage

Si la réalisation se met en retrait de son sujet, c’est pour mieux mettre en valeur son analyse. Pour cela, Almereyda a recours à des plans hitchcockiens, ose même utiliser des arrière-plans peints, ou le noir et blanc. Il « expérimente » à sa manière une multitude d’angles et d’effets, toujours surprenants, proche du théâtre filmé, agréables et d’une élégance rare. En ce sens, le réalisateur fait preuve d’une impressionnante maîtrise, au service d’un seul objectif : faire passer un message, sur l’utilité, la pertinence et l’avant-gardisme de ces études.

[quote_center] »65 % des personnes testées ont injecté ce qu’ils croyaient être une dose électrique létale à des inconnus, après en avoir reçu l’ordre direct. »[/quote_center]

Car, oui, à travers son regard presque voyeur et toujours dérangeant, Milgram offrait au monde un autre regard sur la société, froid et clinique, certes, mais chargé d’espoir. S’appuyant sur les recherches de multiples personnalités, comme la philosophe Hannah Arendt qui a beaucoup écrit sur l’obéissance humaine à une force empirique, il parvint à prouver scientifiquement ce que certains théoriciens suspectaient déjà. La soumission à l’autorité est quelque chose de profondément inscrit dans la personnalité humaine, qui a conduit à des atrocités nazies, mais qui peut aussi se combattre grâce à l’enrichissement de la conscience de l’être humain. Ainsi, l’expérience visuelle de Michael Almereyda montre à quel point l’œuvre de Stanley Milgram continue de trouver un écho dans la société contemporaine, avec une troublante et non moins inquiétante perspicacité. La question principale, elle, demeure intemporelle : et vous, auriez-vous appuyé sur le bouton ?

[toggle_content title= »Bonus » class= »toggle box box_#ff8a00″]La réinterprétation de l’expérience de Milgram expliqué par Slate.[/toggle_content]


[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]
Quatre sur cinq
Experimenter
De Michael Almereyda
2015 / USA / 127 minutes
Avec Peter Sarsgaard, Winona Ryder, Jim Gaffigan
Sortie 27 janvier 2016
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