Avant de s’installer confortablement devant American Mary, sorte de Nip/Tuck féministe, mieux vaut remettre son dîner à plus tard. Mary (la vénéneuse Katharine Isabelle, connue des cinéphiles pour son rôle dans la trilogie lycanthrope Ginger Snaps), étudiante en chirurgie frustrée par ses études, est du genre surdouée. La preuve, elle profite même de son temps libre pour recoudre des poulets et parfaire son don. Pourtant, les événements vont amener la frêle mais séduisante jeune fille à trancher la peau de certains volontaires à vif, et à priver au passage de leur virilité les hommes, inhabituellement cantonnés au statut de victime. Attirée par l’argent facile, Mary rencontre en effet d’étranges personnages et se lance dans la chirurgie clandestine. Le Mal entre dans sa vie, non pas du côté de ses activités illégales, mais par l’intermédiaire de ses « études », supervisées par un gang de chirurgiens partouzeurs. Mary découvre les ressources en elle pour survivre dans un monde impitoyable, et trouver une forme de respect auprès des celles et ceux qui considèrent ses interventions « comme de l’art ».

[quote_right] »Ce qui devrait être un portrait de femme complexe et ambigu devient la chronique hésitante et même incohérente d’un dérèglement émotionnel sévère. »[/quote_right]Malgré l’aspect jouissif du girl power assumé, Mary reste, contre toute attente, un personnage bien sage de prime abord. Le film a beau flirter parfois avec le sous-genre du torture porn (notamment lorsque la belle se venge du rustre chirurgien qui l’a abusé), son objectif est surtout de mettre en avant une tragédie humaine avec une pointe d’humour noir et d’étrangeté. Les sœurs jumelles Jen et Sylvia Soska abordent ainsi plusieurs sujets de front, au risque de diluer leur propos dans un océan d’idées narratives, sans transitions véritables. Elles parlent de ces étudiantes, brillantes au demeurant, mais en mal d’argent qui en viennent à envisager la prostitution pour avoir le train de vie dont elles rêvent. Mary vit seule, visiblement éloignée de sa seule famille, représentée par une lointaine « Nana ». Elle viole, sans scrupule, l’éthique médicale, fait qui ne contribue pas à la rendre sympathique. Autour d’elles, de nombreux personnages, comme Billy, petit caïd de boîte de nuit, semblent chercher une forme de rédemption et de pureté dans un univers clos et nocturne marqué avant tout par le rapport de force et la misogynie.

Liberté, j’incise ton nom

American Mary

Le corps, au centre de l’histoire, fait l’objet d’une étude approfondie. Le corps violé, convoité par des hommes prêts à tout, d’une part. L’addiction pour les modifications corporelles (langues, oreilles, pénis, vagin, seins, tout y passe), d’autre part. Monstrueuses au premier abord, elles permettent à celles et ceux qui passent sur le billard de Mary de s’émanciper, d’affirmer leur personnalité et leur indépendance, vis-à-vis de la société ou d’un conjoint dominateur. Vous changez de trottoir face à une inconnue aux seins et aux lèvres siliconés ? Savez-vous que sous cet amas de plastique se cache un cœur qui bat ? Attendez voir le résultat sur les patients de bloody Mary ! Un grand vent de liberté souffle ainsi à travers un récit qui veut visiblement bousculer les idées reçus sur les accro au bistouri, comme le prouve le caméo des réalisatrices, jouant le temps d’une scène deux jumelles un peu malsaines n’ayant que faire du regard des autres. Preuve supplémentaire de leur investissement, leur deuxième long-métrage après Dead hooker in a trunk, a pu voir le jour grâce à l’hypothèque de la maison de papa et maman.

Malgré ce discours original et documenté, ce militantisme intelligent, les sœurs Soska nous perdent en route. Si l’évolution des personnages féminins secondaires, les incroyables Ruby et Beatress, se révèle parfaitement bien amenée, il n’en est pas de même pour la maîtresse de cérémonie. La maîtrise du personnage de Katharine Isabelle, filmée comme une créature charnelle et irréelle à la fois, semble pour le moins chaotique. Bien qu’elle paraisse d’abord maître de ses émotions, Mary, tour-à-tour fragile, victime, revancharde, cruelle, psychotique, amoureuse ou imperturbable, change d’humeur sans raison valable. Difficile de compatir au destin d’un personnage qui accepte sans remords d’être payée des milliers de dollars pour effectuer des opérations censément illégales (en tout cas clandestines) et qui prend ensuite goût à la transgression au point d’éliminer tous les gêneurs qui arrivent en travers de sa route. Ce qui devrait être un portrait de femme complexe et ambigu devient la chronique hésitante et même incohérente d’un dérèglement émotionnel sévère. Bourrée de longueurs, la violente descente aux enfers de Mary, personnage finalement assez antipathique, aurait mérité elle aussi quelques salvateurs coups de bistouri au montage.


[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]

Deuxurcinq
American Mary
De Jen et Sylvia Soska
2012 / USA – Canada / 91 minutes
Avec Katharine Isabelle, Antonia Cupo, Jen Soska
Sortie le 3 mars 2015 en DVD (Elephant)
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