Concrete Utopia : le chaos est à votre porte
À mi-chemin entre post-apo, dystopie et satire sociale, Concrete Utopia est un spectacle coréen aussi prévisible qu’impressionnant.
Savoir agripper son spectateur par le col dès les premières images n’est pas une mince affaire pour un réalisateur. Mais Eom Tae-hwa, connu des amateurs de cinéma coréen pour son vaporeux Vanishing Time : the boy who returned, y parvient sans encombre dès l’entame de Concrete Utopia. Sélectionné par la Corée du Sud pour la représenter aux Oscars, puis dans à peu près tous les festivals spécialisés imaginables, ce blockbuster commence par illustrer concrètement son titre (un montage détaillant la construction de dizaines de barres d’immeuble en banlieue de Séoul, une « utopie de béton » capitaliste et tayloriste, donc) avant de fendre littéralement ce paysage urbain en deux d’un simple panoramique annonçant l’arrivée d’un méga-tremblement de terre. Pas une secousse, non, mais un cataclysme à la 2012, qui réduit toute la ville à l’état de ruines. Toute ? Non, puisqu’un immeuble a gardé ses fondations intactes, faisant ironiquement partie du complexe des « Palais Impériaux ». Et l’utopie qui va s’y reconstruire n’a rien d’un monde merveilleux comme l’imaginerait John Lennon…
Un refuge au milieu des ruines
Adapté d’un webtoon (bande dessinée en ligne) coréen, Pleasant Bullying, qui a également inspiré un deuxième film plus post-apocalyptique sur Netflix, Badland Hunters, Concrete Utopia évacue donc d’emblée les scènes de destruction massive attendues – seul un impressionnant flash-back nous ramènera vers cette dimension « emmerichienne » du spectacle par la suite. Le cœur du film d’Eom Tae-hwa se situe évidemment ailleurs : dans la patiente description du microcosme de ce « Palais Impérial », devenu une sorte de phare dans la nuit grise des survivants alentour. Les habitants de l’immeuble, conscients de leur chance mais aussi des convoitises que ce refuge bétonné peut générer, vont ainsi s’organiser pour constituer une microsociété verticale, avec des tâches assignées à chacun, et un rôle de leader confié (lors d’une scène hilarante de « syndic de copro » comme les Coréens en ont le secret) à l’un de ses résidents, le mystérieux Yeong-tak (Lee Byung-hun).
« Le film a enfin le bon goût de ne pas céder du terrain à son ton nihiliste. »
La suite, on s’en doute, ne va pas donner confiance dans la nature humaine : l’isolement total, le sentiment de propriété, la dérive autocratique et le rejet de tous les « non-résidents » d’abord recueillis avant d’être considérés comme des parasites, vont peu à peu ronger les lieux de l’intérieur. Même le héros a priori positif de l’histoire, Min-sung (Park Seo-joon, vu dans The divine fury et The Marvels), va laisser son compas moral au vestiaire, au grand dam de son épouse (Park Bo-young)… Ce glissement progressif vers une mentalité proto-fasciste, où tous les moyens sont bons pour conserver un semblant de supériorité sur son prochain plutôt que d’envisager une entraide généralisée et profitable à tous, est exposé dans Concrete Utopia avec une clarté aveuglante. Une direction attendue, prévisible dans ce genre de situation : de Sa majesté des mouches à Mad Max 2 en passant par des séries comme The Walking Dead, c’est même un thème récurrent du genre dystopique ou post-apocalyptique, qui permet de brocarder au sein de la fiction les dérives bien réelles de nos sociétés modernes.
Surprise, surprise : l’homme est un loup pour l’homme
Difficile en effet de ne pas déceler des échos avec l’actualité dans certaines intrigues de ce Concrete Utopia, comme cette milice interne chargée de traquer dans chaque appartement ceux qui osent abriter des non-résidents (qu’on pourrait tout aussi bien appeler « migrants »). Ou ce double discours sur l’utilisation d’une violence légitime, qui se déchaîne quand les ressources, inévitablement, viennent à se tarir : l’intérêt du groupe prime alors sur les considérations humaines – autrement dit, seule compte la loi du plus fort, du plus impitoyable, pour survivre. Concrete Utopia ne dit rien de nouveau de ce côté-là, et cette absence de surprise dans le traitement est peut-être le plus grand défaut du film. Il faut passer outre pour apprécier son indéniable efficacité, ses décors brutalistes présentés comme une sorte d’amphithéâtre bétonné à la fois prison et Eden fragile, ou la performance haute en couleur de Lee Byung-hun, qui vole le show dans un rôle à double visage qu’on voit venir de très, très loin.
S’il n’est pas avare en mélodrame, le film a enfin le bon goût de ne pas céder du terrain à son ton nihiliste, en concluant l’épopée avec un petit twist aussi stimulant que désespéré. De quoi laisser la porte ouverte à une suite, même s’il semble qu’en quittant cette communauté en ruines, déchirée par les convoitises, l’injustice, le mensonge et le repli sur soi, Eom Tae-hwa ait déjà tout dit.