Le réalisateur andalou Alberto Rodriguez était encore un nom obscur dans le cinéma espagnol, y compris et surtout côté français, où ses premiers longs-métrages sont encore inédits. Il aura suffi d’un film, le polar brutal Groupe d’élite, pour que sa réputation change totalement, et que l’Académie des Goyas (les Césars locaux) ne se mette à le couvrir de récompenses. Depuis, bien sûr, il y a eu le triomphe de La Isla Minima, plongée poisseuse et labyrinthique dans l’Espagne post-franquiste qui a fait office d’électrochoc dans la cinématographie locale, qui usine depuis des thrillers de haute volée. Rodriguez, lui, persiste à raison avec L’homme aux mille visages dans son univers de prédilection : le passé récent et tortueux de son pays, dont il ausculte les pages les plus troubles sans céder à la facilité.

Corruption, espions et tas de pognon

L’homme aux mille visages : affaire d’Etat à l’espagnole

L’homme aux mille visages, plus que ses précédents longs-métrages, n’est pas du genre facile à appréhender. En 1993, le gouvernement est ébranlé par l’affaire Luis Roldan. Ce dernier est alors le chef de la Garde Civile, équivalent en plus puissant de notre Gendarmerie, et a rencontré des succès déterminants dans la lutte contre le mouvement séparatiste ETA. Seulement, Roldan a aussi profité de son pouvoir pour détourner des fonds à son avantage : accusé et mis au pied du mur, il choisit de fuir la justice, avec l’aide d’un homme de l’ombre que tous ses confrères connaissent trop bien. Cet homme aux mille visages, c’est Francisco Paesa, dit Paco. Paesa est une figure célèbre en Espagne : le barbouze ultime, as de la manipulation, de la fraude bancaire, acoquiné avec des groupes paramilitaires, et simili-agent secret lâché par ses patrons après avoir justement été déterminant dans la découverte de caches d’armes de l’ETA.

[quote_center] »Le récit que Rodriguez fait de cette traque étrange rappelle, c’est inévitable, Arrête-moi si tu peux. »[/quote_center]

Ces deux personnages bien réels participent pendant six mois à un incroyable jeu de dupes, entre Espagne, Paris et Bangkok : Paesa joue de ses connections pour protéger Roldan, mais garde évidemment dans le viseur l’argent détourné de ce dernier, qu’il compte bien récupérer par une savante arnaque. Le récit que Rodriguez fait de cette traque étrange ressemble, c’est inévitable, à Arrête-moi si tu peux : sauf qu’ici, la proie n’est pas un génie de la falsification charismatique, mais un pleutre inconscient motivé par l’appât du gain (sa défense préférée face aux accusations de corruption : « Je ne suis pas un criminel. J’ai fait ce que tout le monde faisait »). Le vrai « héros » de l’histoire, le vrai Abagnale, c’est Paesa, le taiseux qui garde toujours deux coups d’avance sur ses adversaires. Pour accentuer la part de mystère qui l’entoure, Rodriguez utilisera pour une fois à bon escient l’artifice de la voix off : toute cette affaire est racontée a posteriori par un ami proche de Paesa, un pilote de ligne sympathique (et imaginaire) nommé Jesus Camoes – encore un élément faisant penser au classique de Spielberg, soit dit en passant.

Un thriller mené de main de maître

L’homme aux mille visages : affaire d’Etat à l’espagnole

Complexe, voire labyrinthique, L’homme aux mille visages démontre toutefois le talent de conteur de Rodriguez. Alors que chaque nouvel élément dans l’enquête et la traque de Roldan semble contredire ce qui précède et nous embrouiller un peu plus (les tueurs envoyés à sa poursuite sont-ils bien réels ? Où l’argent est-il vraiment caché ?), le réalisateur parvient toujours à nous tenir fermement la main. L’homme aux mille visages, pourtant essentiellement un film de dialogues, de décors clos et de rencontres derrière des portes dérobées, parvient à donner l’impression d’une action virevoltante, par la grâce d’une mise en scène et d’un montage alerte, qui ne se privent pas de piquer quelques trucs à Scorsese. Si l’on excepte (en partie) un dénouement qui doit résoudre tant de sous-intrigues différentes qu’il donne malheureusement l’impression d’être expédié, c’est un film mené de main de maître. Sa réussite tient aussi à la justesse de ses acteurs, tous sublimés, de Carlos Santos, qui a littéralement disparu sous le maquillage de Luis Roldan, reconnaissable  entre mille par sa calvitie et son collier de barbe, au vétéran Eduard Fernandez (Che, Truman), dont le mélange de bonhomie, de sentiments réprimés et de froideur reptilienne servent à peindre un « Paco » inoubliable. José Coronado (The Body, Les derniers jours) complète dans un rôle supposément ingrat mais indispensable ce trio d’escrocs en costume immaculé.

Si Rodriguez réactive ici une page peu connue chez nous de l’histoire espagnole (l’affaire Roldan, après sa capture rocambolesque, conduira à la chute du gouvernement de Felipe Gonzalez), ce n’est bien entendu pas sans raison. Le passé nous informe aussi sur notre avenir, et il n’y avait pas de meilleur moment dans l’Histoire récente pour rappeler à quel point la politique, les affaires et le monde de la finance forment un monstre insaisissable. Comme certains de nos propres homme politiques, Paesa a une ambition et un appétit du gain qui interdisent les scrupules : famille, amis, patrie, tout peut servir son propre intérêt selon lui, et Rodriguez fait le choix, juste, de ne pas le rendre plus séducteur qu’il ne l’est (voire ainsi la relation pathétique qu’il garde avec sa femme, lassée de son mode de vie). Dans la réalité, Franciso Paesa a été jusqu’à feindre sa mort pour rester sous le radar – en vivant d’ailleurs longtemps ensuite à Paris. Un homme de l’ombre, jusqu’au bout des ongles : la question est, combien sont-ils comme lui à tirer les ficelles de notre sphère politique ?


[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]
Quatresurcinq
L’homme aux mille visages (El hombre de las mil caras)
D’Alberto Rodriguez
2016 / Espagne / 123 minutes
Avec José Coronado, Eduard Fernandez, Carlos Santos
Sortie le 12 avril 2017
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