Á défaut de pouvoir trouver de véritable ressemblance, on peut parler en évoquant Robert de Niro et Al Pacino d’un mimétisme professionnel, d’une même vision du métier d’acteur en tant que discipline. Le grand public a, c’est bien connu, du mal à différencier les deux acteurs nés à trois ans d’écart dans la même ville, New York. Deux noms à consonance italienne, deux acteurs adeptes de la fameuse « Méthode » enseignée par Lee Strasberg au sein de l’Actor’s Studio, deux stars enfin ayant explosé dans les années 70, dans des rôles mythiques (et tragiques) de gangsters, de flics ou de héros de guerre : il n’en faut pas plus pour embrouiller les mémoires embuées du spectateur lambda. Michel Cieutat et Christian Viviani sont d’ailleurs partis de ce constat tragi-comique (« On me félicite encore aujourd’hui pour mon interprétation dans Raging Bull » dixit Al Pacino) pour rédiger leur ouvrage Pacino, De Niro, regards croisés.
L’enfance de l’art (new-yorkais)
Si l’on se penche attentivement sur les origines et les débuts du duo, ces différences se révèlent assez claires. Malgré ses racines italiennes, Robert De Niro, né en 1943 (c’est le plus jeune des deux) est surtout aux trois-quarts irlandais de par ses parents, tous deux artistes à Manhattan ; a contrario, originaire du Bronx, Pacino est descendant direct d’immigrants italiens (descendus de ces fameux bateaux dont Coppola relate l’arrivée dans Le Parrain II) et élevé au sein de la classe ouvrière. Leur travail, fondamental, avec Lee Strasberg et Stella Adler, leur aura pareillement donné les armes pour se lancer sur les planches, souvent dans des représentations off-Broadway. Mais sans doute leur environnement familial aura-t-il d’abord favorisé le fils De Niro, qui après quinze ans de théâtre se retrouve engagé dès ses débuts cinématographiques par un réalisateur cérébral et huppé venu du New Jersey, Brian de Palma. Les trois films tournés sous sa direction (The Wedding Party, Greetings et Hi, mom !) sont très représentatifs de l’esprit flower power contestataire, qui après avoir embrasé la côte Ouest, explosait véritablement dans la pépinière artistique new-yorkaise. Fine moustache et coupe au bol, le jeune De Niro faisait ses armes en imposant déjà une présence solide à l’écran, quoique moins immédiatement inoubliable que celle de son futur « rival ».
Déjà vainqueur d’un Tony Award pour sa première création à Broadway, en 1969, Al Pacino est vite repéré dans les locaux de l’Actors Studio par le réalisateur Jerry Schatzberg, qui lui offre le rôle principal de sa chronique déglinguée Panique à Needle Park. Déjà un rôle lourd, intense, et difficile pour l’acteur, qui passe pour l’occasion plusieurs semaines dans la rue, aux côtés des dealers et des drogués, histoire de se repaître de cette atmosphère désenchantée appelée à être immortalisée (et répétée dans nombre de films new-yorkais des années 70).
Les années 70 : les Parrains du New Hollywood
Ce rôle remarqué, dans un film qui l’est tout autant, va indirectement mettre la carrière du jeune Al sur orbite. Car, de l’autre côté des États-Unis, près de Hollywood, Francis Ford Coppola tente de mettre sur pied, bon gré mal gré, l’adaptation du best-seller Le Parrain. Le producteur Robert Evans lui souffle une flopée de noms potentiels pour incarner le rôle principal, Michael Corleone : Redford, Nicholson, Beatty… Coppola verrait bien De Niro prendre le costume : il l’a vu dans les films de son ami De Palma, ainsi qu’au générique du Bloody Mama dirigé par son mentor, Roger Corman. Mais la découverte sur scène de Pacino et la confirmation que celui-ci peut tenir un film sur ses épaules le convint, envers et contre tous (… ses producteurs) qu’il s’agit de l’homme de la situation. La suite est connue : Le Parrain est contre toute attente un succès retentissant, un classique instantané, qui fait du comédien qu’Evans traitait de « fouine » une star montante, nommée à l’Oscar et objet de toutes les convoitises.
Pas dépité pour autant, De Niro, lui, s’en va signer un bijou méconnu du film sportif, Bang the drum slowly, qui lui vaut une récompense décernée par les critiques new-yorkais. Surtout, il rencontre l’année suivante son véritable alter-ego filmique, un autre Italo-américain ami de De Palma, en plus torturé : Martin Scorsese. Celui-ci n’a encore d’yeux que pour son ami Harvey Keitel, qu’il fait tourner dans tous ses films, mais le courant passe déjà avec l’homme de Manhattan. Il lui confie le rôle de Johnny Boy dans le séminal Mean Streets. Dommage pour Keitel : si l’on se rappelle du film encore aujourd’hui, c’est avant tout grâce à l’énergie brute et incandescente que De Niro apporte à son personnage de chien fou, loser inconscient qui passe son temps à provoquer, jusqu’au point de non-retour, son entourage. Incidemment, ce genre de composition borderline marquera tellement les esprits que l’acteur sera souvent amené à le réinterpréter au fil des années.
Au milieu des années 70, Pacino et De Niro sont donc des valeurs sûres du « New Hollywood », aux côtés d’une meute de nouveaux visages dont les noms trustent le haut de l’affiche : James Caan, Dustin Hoffman, Jon Voight, Harvey Keitel, Gene Hackman. À l’aube du tournage de l’inévitable Parrain II, Pacino a déjà gagné un autre Tony Award et cumulé deux nominations à l’Oscar et un prix d’interprétation à Cannes, grâce à deux films cultes, L’épouvantail et Serpico. Deux compositions habitées de plus, que l’artiste sublime grâce à l’application forcenée de la Méthode Stanislavski, où les émotions intérieures et la résurgence des souvenirs personnels, aident à construire l’interprétation : pour lui comme pour De Niro, cela passe surtout par une immersion durable (et devenue la norme, depuis, presque une caricature) dans le milieu où est censé évoluer le personnage.
[quote_center] »Le Parrain II lance une décade prodigieuse, où De Niro va enchaîner les chefs d’œuvre. »[/quote_center]
Le Parrain II est historiquement le premier point de croisement entre nos deux surdoués, dans ce qui s’annonce comme une fresque épique et à l’ambition démesurée. Ironiquement (mais aussi très logiquement), leurs deux personnages ne vont jamais pouvoir se donner la réplique autrement que via des magnifiques fondus enchaînés : leur histoires se déroulent à une époque différente, et leur destins sont montés en parallèle. Le tragique du segment moderne n’éclipse en aucune façon celui consacré à l’ascension de Don Corleone, un rôle quasi-mutique, mais déterminé, où De Niro se révèle éblouissant. Dans la moisson d’Oscars que le film récolte, c’est lui qui gagne le prix du meilleur acteur, lançant pour de bon une décade prodigieuse où il va enchaîner les chefs d’œuvre, dans les registres les plus divers, sous la direction des plus grands.
La grande force de Robert De Niro, selon ses partenaires, reste son incroyable modestie, sa dévotion sans pareille à un métier qu’il exerce avec un sérieux papal. Après le tournage de Voyage au bout de l’enfer, Meryl Streep lâche pour l’histoire : « Son niveau de concentration atteint des niveaux stratosphériques ». Pacino, lui, bien que tout aussi modeste, s’avère volontiers plus proche de l’artiste torturé. Il considère chaque rôle comme un « challenge », se voit comme un « athlète émotionnel », et révèle assez honnêtement que sa vie privée souffre de cet engagement total et, selon lui, « douloureux ». Passé le choc Un après-midi de chien, le comédien continue à effectuer des va-et-vient entre le théâtre, sa véritable passion, et le 7e art, dans lequel il se révèle un tantinet moins inspiré, la faute sans doute à des problèmes d’alcool qui prennent de plus en plus d’importance.
Un (double) exemple à suivre
À la fin des années 70, « Bob » De Niro est le modèle à suivre pour tous les acteurs qui rêvent de gloire et de grands rôles. New York, New York, 1900, Voyage au bout de l’enfer, et surtout Raging Bull, qui lui vaut son deuxième Oscar, ont fait du comédien une star imposante, un nom d’exception sur lesquels se montent les projets les plus fous, comme Il était une fois en Amérique de Sergio Leone. Pacino, lui, n’est plus en odeur de sainteté après les échecs successifs du mélo automobile Bobby Deerfield, de Justice pour tous (pour lequel il est tout de même nommé à l’Oscar), d’Avec les compliments de l’auteur et du génial Cruising. Un film que renie d’ailleurs l’acteur, loin d’avoir apprécié la collaboration avec le pas commode William Friedkin. Il n’en sera pas de même pour le monstrueux Scarface qui se tourne à Los Angeles en 1983. Malgré la blessure qu’il se fait à la main lors du tournage de la dernière séquence (avec son fameux M16 transformé en lance-grenades), son accent espagnol tellement outré qu’il se double et se redouble encore en post-synchronisation, et plus généralement le tournage éprouvant du film, dirigé par Brian de Palma (tiens, tiens…), Pacino fait entrer un nouveau personnage, Tony Montana, dans les annales. Un coup d’éclat qui ne prendra son ampleur qu’avec le temps, le film n’étant devenu le gros succès que l’on sait que grâce à l’essor de la vidéo locative.
L’acteur ne sera du reste pas aussi heureux sur le tournage suivant, Revolution, une fresque historique ratée où il attrape une pneumonie sévère, et où le budget passe dans la reconstruction de décors dévastés par les intempéries. Le film est un bide sans appel qui va éloigner Pacino des écrans durant cinq ans. Durant cette période, De Niro tourne lui à un rythme stakhanoviste, à raison d’un ou deux films par an. Un rythme de travail qui aura raison de son mariage avec Diahnne Abbott, rencontrée sur le tournage de Taxi Driver.
Un mal pour un bien, serait-on tenté de dire, vu la liste des œuvres auquel la star participe : l’anthologique Brazil (pour lequel il refuse qu’on le mette en tête de générique), la Palme d’Or Mission, le savoureux film noir fantastique Angel Heart, le buddy movie Midnight Run et bien sûr Les Incorruptibles. Ses retrouvailles avec le réalisateur qui l’a déniché, Brian de Palma (again), se font cette fois sous les projecteurs, au sein d’un casting quatre étoiles où il partage la vedette avec Sean Connery et le quasi-débutant Kevin Costner. Les médias se régalent d’anecdotes sur la façon qu’a le comédien de préparer son rôle : après les trente kilos pris pour incarner le boxeur Jake La Motta, il s’agit de porter sous les costumes d’Al Capone des slips en soie d’époque. Pour mieux ressentir le pouvoir du caïd ? Sans doute contre son gré, De Niro initie au fil des tournages une manière de faire qui se transforme, sous le reflet déformant de Hollywood, en caricature du métier d’ « acteur de composition » (une habitude que Robert Downey Jr. reproduit à l’écran à travers le personnage de Kirk Lazarus dans Tropic Thunder). Mais le résultat fait de toute manière taire toutes les critiques : vociférant, grossier et sadique, son Al Capone est saisissant de brutalité suave et d’arrogance machiste. Un pur « vilain » opposé à l’immaculé Elliot Ness.
La dernière salve ?
La renommée de Robert De Niro le pousse à envisager son métier différemment : l’homme se sent pousser des ailes de réalisateur, mais également de producteur. Il fonde en 1988 la société Tribeca (du nom du quartier résidentiel de New York où il vit) et interprète le premier rôle dans sa première production, Nous ne somme pas des anges (il ouvre parallèlement deux restaurants successivement dans le même quartier, qu’il possède toujours à ce jour). Acteur de génie, l’homme est désormais aussi un homme d’affaires avisé. Malgré quelques choix artistiques hasardeux (le larmoyant L’éveil, les tentatives de film noir et/ou politique La loi de la nuit et La liste noire, le mélo Stanley & Iris), il peut toujours compter sur son ami Scorsese pour le faire briller au firmament, ce que le cinéaste fera trois fois en cinq ans, à chaque fois avec des rôles de gangsters ou de sadique : Les Affranchis, Les Nerfs à vif, Casino. C’est d’ailleurs le metteur en scène qui lui donnera le courage nécessaire pour entreprendre sa première réalisation, le très beau Il était une fois dans le Bronx.
[quote_center] »Un mimétisme professionnel, une même vision du métier d’acteur en tant que discipline. »[/quote_center]
Après quelques années marquées par des projets avortés et le tournage d’un film invisible (The Local Stigmatic), Pacino revient lui par la petite porte, celle du thriller commercial (Mélodie pour un meurtre), et de la guest star (Dick Tracy). Un statut presque indigne de son aura, d’autant qu’avec les années, le comédien parvient à imposer une présence de vieux sage, une voix de plus en plus grave et rocailleuse, et un physique de plus en plus magnétique et carré, loin de silhouette frêle qui beuglait « Attica ! » devant la caméra de Sidney Lumet. Pacino vieillit bien, et la décennie à venir va lui donner les armes pour le prouver : qu’il ait un bon agent ou un bon flair, ses choix vont se révéler être à chaque fois bons. Peu de mauvais films donc, entre son retour controversé dans l’univers du Parrain pour la fin de la trilogie, et le sauvage L’enfer du dimanche, en 1999. L’acteur a pris du recul sur un art qu’il maîtrisait peut-être trop pour son propre bien, et son plaisir de jouer se ressent à chaque instant. Le Parrain 3, bien que bancal et timidement rentré dans ses frais, ouvre la voie vers une douzaine de rôles remarqués et remarquables : vendeur hors-pair dans le théâtral Glengarry, maire de New York gentiment véreux dans City Hall, alter-ego vieillissant et attachant de Tony Montana dans le chef d’œuvre L’Impasse (De Palma, encore lui…), militaire aveugle et borné dans le remake de Parfum de Femme, Le temps d’un week-end… Pour ce rôle sommes toutes classique mais auquel il apporte un charme unique, Pacino reçoit enfin l’Oscar du meilleur acteur. Il en a encore un de retard sur l’ami De Niro, mais ce n’est pas faute d’essayer.
Deux (pas si) vieux sages
Le cinéma, Michael Mann en particulier, va leur offrir une chance de s’expliquer mano a mano, sur grand écran, forcément. Rencontre événementielle de deux stars tout juste vingt ans après leur première réunion au sein d’un même film, Heat est bien plus qu’une affaire de bandits et de flics d’élite. C’est une note d’intention pour les deux acteurs, castés dans deux rôles qui définissent clairement leurs différences de personnalité : là où Pacino puise son mantra, son énergie, c’est dans le mouvement, l’incarnation par le geste, les postures. Le flic exubérant, tenace, qui va traquer le truand comme on va jouer en course (avec la frénésie de celui qui veut gagner), c’est lui. De Niro joue lui le braqueur froid et calculateur, tout en violence rentrée, en regards silencieux, mais qui en disent long. « Il a fait de son regard une œuvre d’art » dit de lui Alan Parker, qui l’a dirigé sur Angel Heart. On ne peut le nier, comme on ne peut révéler pour les rares chanceux ne l’ayant pas découvert, l’issue de cette bataille d’anthologie entre deux monstres sacrés.
[quote_center] »Là où Pacino puise son mantra, son énergie, c’est dans le mouvement, l’incarnation par le geste, les postures. »[/quote_center]
Passé ce sommet, Pacino emballera un brillant quoique décousu Looking for Richard, passant le cap de la réalisation pour clamer son amour de Shakespeare, et rencontrera quelques autres beaux rôles (Donnie Brasco, Révélations, Insomnia) mais également de nombreuses déconvenues (La recrue, Gigli, Le marchand de Venise, Simone). De Niro, pour qui « le talent d’un acteur réside dans ses choix » entamera lui une sacrée « troisième carrière », où s’enchaîneront les rôles alimentaires, principalement destinés à renflouer les comptes de sa société de production. La liste serait trop longue pour les énumérer, mais on peut tout de même voir éclore, de temps à autre, une participation concluante à un projet emballant (Copland, Jackie Brown), où la star ne se contente pas de brader son nom et son talent.
Arrivés dans la soixantaine, les deux comédiens, qui ont connu majoritairement plus de hauts que de bas, n’ont plus rien à prouver. Leur don pour le jeu a sans cesse été testé, remis à plat, et le résultat s’est ancré pour de bon dans la mémoire de chaque spectateur. Aussi, la baisse de régime qu’ils ont accusé ces dernières années est, sinon regrettable, du moins pardonnable. De Niro et Pacino n’ont pas perdu la main : Raisons d’état, pour le premier, et le téléfilm You don’t know Jack, pour le second, sont là pour le rappeler. Comme l’un de leurs tout aussi brillants collègues comédiens, Dustin Hoffman, ces deux-là ont atteint l’âge où, comme aux premières années, on « joue » avant tout pour se faire plaisir. Qu’ils aient accepté, le temps d’un polar de série raté comme La loi et l’ordre, de se défier dans le même plan, en dit long sur leur approche du cinéma : un « divertissement qui doit être pris au sérieux », pourrait en être un bon résumé…