Ça n’est pas tout d’exorciser les démons de la Deuxième Guerre Mondiale. Le cinéma allemand semble se prendre de passion ces dernières années pour explorer la période qui suivit le conflit. Celle de Conrad Adenauer, de la reconstruction, dans tous les sens du terme. Tout comme, d’une certaine manière, la France a jeté un voile pudique sur les exactions commises pendant la guerre d’Algérie (refusant même dans les livres l’appellation de guerre, justement), les Allemands ont pendant les années 50 vécu, semblent nous dire des films comme Le labyrinthe du silence de Giulio Ricciarelli et ce Fritz Bauer, un héros allemand, dans une forme de déni des atrocités nazies. Pire, dans le cas du film de Lars Kraume, la nouvelle bureaucratie qui s’attachait à rebâtir le pays malgré la séparation et les pertes matérielles colossales, était minée de l’intérieur par d’anciens officiers SS, recasés incognito.

C’est dans ce contexte que certains personnages bien réels se sont battus pour faire éclater la vérité au grand jour, et initier les procès de criminels de guerre tels que nous les connaissons aujourd’hui. Déjà apparu en personnage secondaire dans Le labyrinthe du silence, qui se basait lui sur un héros fictif, le procureur général Fritz Bauer est ici le sujet et l’âme d’un film appliqué, qui laisse le pouvoir émotionnel de l’Histoire parler pour lui, sans pour autant transcender son sujet.

Une traque pour éveiller les consciences

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Nous sommes à la fin des années 50, et Fritz Bauer (interprété avec un mimétisme étonnant par Burghart Klaußner, vu entre autres dans Good Bye Lénine) est un bourreau de travail au bout du rouleau. Le film s’ouvre sur un accident de santé malheureux, que ses opposants s’empressent de faire passer pour une tentative de suicide. Exilé forcé pendant la guerre, Bauer, à la fois juif, homosexuel et tenace, est une cible toute trouvée pour les nostalgiques du Reich, qui cherchent à protéger leurs « collègues » qui se sont échappés à l’étranger. L’une des cibles les plus recherchées par Bauer, quand il n’est pas entravé par sa hiérarchie, est Adolf Eichmann, l’un des grands organisateurs de la « solution finale ». Il veut à tout prix traîner celui qui vit sous une fausse identité en Amérique du Sud devant la justice. Quitte pour cela à recourir à l’aide du Mossad, les services secrets israéliens…

[quote_center] »Lars Kraume dessine le portrait d’un homme irascible, égocentré et volontiers désagréable, mais dont l’importance du combat le place déjà, de son vivant, dans les grandes pages de l’Histoire. »[/quote_center]

Lars Kraume a choisi un angle assez étonnant pour retracer la lutte du procureur Bauer. Le film, qui n’est pas titré L’État contre Fritz Bauer (en allemand) pour rien, est autant qu’un biopic qu’un film d’espionnage en chambre, où l’essentiel de la chasse aux nazis se joue sur des coups de téléphone, des missives énigmatiques et des mensonges à double fond. Cette traque historique à bien des égards, si elle manque parfois d’objectivité (le rôle du célèbre chasseur de nazis Simon Wiesenthal dans la capture d’Eichmann est passé sous silence), occupe une bonne part du récit. Le réalisateur manifeste un goût certain pour les ambiances feutrées qui n’est pas sans rappeler, toutes proportions gardées, le récent Pont des espions. Il pose la question de savoir si les combats individuels (pour la justice, la vérité), lorsqu’ils font face à des obstacles insurmontables, nécessitent de toute sacrifier pour restaurer une mémoire collective. La réponse, à l’image du destin d’Adolf Eichmann (qui sera jugé et pendu en 1962), est connue d’avance : les milliers de témoignages sur la Seconde Guerre Mondiale, que certains continuent encore de transmettre aujourd’hui, ont été plus précieux pour notre conscience que tous les discours politiques.

Une figure imposante… et pleine de défauts

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Ce propos pédagogique, Fritz Bauer le restitue de manière scolaire, comme Le labyrinthe du silence. Mais il s’attache aussi à décrire la figure du procureur, montré au crépuscule de sa lutte, comme un combattant fatigué, dont le savoir et l’intransigeance peuvent malgré tout inspirer les jeunes générations. Témoin cette scène où Bauer apparaît dans une émission de télé à la mode, et hypnotise l’audience en expliquant les raisons qui le font poursuivre, encore et encore, sa quête sa justice. Sans en faire trop, Lars Kraume parvient à dessiner le portrait d’un homme plein de défauts, irascible, égocentré et volontiers désagréable, mais dont l’importance du combat le place déjà, de son vivant, dans les grandes pages de l’Histoire.

Dommage alors qu’il se sente obligé de lui jeter dans les pattes un personnage imaginaire, un assistant dévoué joué par Ronald Zehrfeld (Phoenix), entraîné dans un complot à cause de son homosexualité. Cette sous-intrigue d’une folle prévisibilité, qui parasite régulièrement le récit principal, n’aboutit finalement à rien si ce n’est donner des raisons supplémentaires à Bauer pour continuer la lutte. Elle alourdit également un film formellement assez terne et mené à un rythme de sénateur, malgré une reconstitution d’époque plutôt ambitieuse. Dans le même genre, le film de Giulio Ricciarelli reste le plus convaincant des deux, même s’il prend lui aussi quelques libertés narratives avec la grande Histoire.

[toggle_content title= »Bonus » class= »toggle box box_#ff8a00″]Le site historique Herodote raconte, vidéo d’époque à l’appui, le procès d’Adolf Eichman.[/toggle_content]


[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]
Troissurcinq

Fritz Bauer, un héros allemand (Der Staat gegen Fritz Bauer)
De Lars Kraume
2015 / Allemagne / 111 minutes
Avec Burghart Klaußner, Ronald Zehrfeld, Lilith Stangenberg
Sortie le 13 avril 2016
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