Ne comptez pas sur les frères Coen pour se plier à un quelconque plan de carrière. Le triomphe au box-office (puis dans une certaine mesure aux Oscars) de leur relecture du classique de Charles Portis, True Grit, était aussi imprévisible que mérité, même si le film ne brillait pas vraiment par son originalité. Mais cela n’a pas donné des envies au grandeur à l’inséparable fratrie, qui a pris une direction totalement inattendue pour son film suivant, aussi intimiste que leur western était épique. Comme dans A serious Man ou Barton Fink, Inside Llewyn Davis s’accroche avec un mélange de douce folie et d’infinie sensibilité aux basques d’un personnage unique (le chanteur de folk Llewyn Davis, librement basé sur le bien réel Dave Van Ronk, décédé en 2002), plongé dans une odyssée intérieure où s’entremêlent éclairs de beauté, humour à froid et spleen infini sur la condition d’artiste.

[quote_left] »Les Coen font d’emblée de Davis un perdant magnifique comme on aime les chérir sur grand écran. »[/quote_left]L’histoire se déroule à l’aube des années 60, dans l’effervescence de Greenwich Village. Davis est une figure connue des clubs locaux, mais l’échec de son premier album solo, « Inside Llewyn Davis » a laissé le chanteur/compositeur dans une galère noire. Sans domicile fixe, sans argent de côté, Davis vogue d’appartement en appartement pour squatter les canapés de ses amis. Celui de Jean et Jim, couple de musiciens chez lequel Llewyn a secrètement mis le boxon en couchant avec Jean. Ou celui de la famille Gorfein, bourgeois de la haute société new-yorkaise propriétaires d’un turbulent chat roux. Davis cherche à renouer avec le succès, à vivre jusqu’au jour prochain en espérant que la chance tourne. Pas si facile quand le passé s’amuse à vous hanter à chaque instant, et que la vie semble se dérouler vos yeux impuissants. Plus l’histoire avance, plus Llewyn encaisse de coups, plus les déchirements de sa voix semblent douloureusement refléter ses états d’âme.

Folk song loser

Inside Llewyn Davis

Si l’univers des Coen, nés dans le Minnesota, n’est pas étranger à la folk dans son incarnation la plus « américanisée », jamais elle n’aura été aussi brillamment mise en avant que dans ce faux biopic mélancolique, baignant dans une lumière ouatée superbement sculptée par Bruno Delbonnel (qui a éclairé la plupart des films de Jeunet), émérite remplaçant du fidèle Roger Deakins. Le parti-pris du duo, qui est de filmer chaque morceau chanté ou joué par Davis dans son intégralité, sans laisser la caméra s’échapper du visage d’Oscar Isaac (véritable révélation du film, bluffant de naturel et d’aisance au chant et à la guitare), dit tout sur leurs objectifs, et ce dès la première séquence, située dans la semi-pénombre d’un café-concert new-yorkais.

En appuyant sur ce contraste saisissant entre le talent évident du bonhomme, qui se refuse à jouer ses morceaux les plus célèbres car ils datent de sa période « en duo », et le dédain ou l’indifférence des producteurs et auditeurs qui ne voient en lui qu’un second couteau de la musique, les Coen font d’emblée de Davis un perdant magnifique comme on aime les chérir sur grand écran. Ils sont dès lors libres de le faire passer par toutes les mésaventures possibles, des engueulades épiques avec Jean (Carey Mulligan pour une fois étonnante en ex revancharde au langage de charretier) à la virée automobile vers Chicago, où Davis fait du covoiturage avec l’un des plus étranges duos (John Boorman et Garret Hedlund tout droit sorti de son adaptation de Sur la route) que l’on ait croisé dans la filmographie des deux frères palmés. En filigrane se recompose un passé tragique lié à son ancien partenaire musical, le « Simon » de son « Garfunkel » sans lequel Davis semble réduit à une carrière de figurant.

Dans l’œil du chat

Inside Llewyn Davis

Autour de tout cela, il y a le chat. Une sorte de fil roux narratif que la caméra des Coen s’amuse d’abord à suivre, la queue en l’air, dans un étonnant travelling avant ; témoin silencieux, qu’on devine un brin inquisiteur, des mésaventures tragi-comiques de Davis, et avec lequel les deux réalisateurs souhaitent s’amuser plus que de raison, jusqu’à lui donner un surnom qui est à la fois un clin d’œil assumé à leur propre O’Brother et un commentaire amusé sur la nature de leur personnage principal. Ce parcours pittoresque arracherait presque des larmes – voir la scène d’audition avec F. Murray Abraham qui alterne un moment de grâce avec une glaçante scène de dialogue – si les Coen ne gardaient pas à travers leur mise en scène une distance teintée d’ironie.

En construisant une sorte de boucle temporelle où chaque événement, du passage à tabac inaugural à la fuite de ce damné chat, trouve un écho étrangement familier, les deux frères ne laissent guère d’illusion sur la destinée de Llewyn Davis, condamné comme le Emmet Ray d’Accords et désaccords à rester dans l’ombre des idoles de son temps. Pas étonnant que les plans l’isolant en milieu de cadre soient si nombreux dans le film : pour trouver la beauté dans l’art, nous murmurent les auteurs de Miller’s Crossing, rien n’est plus indiqué que de goûter au désespoir. Quitte à rester, en fin de parcours, sur le carreau.


[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]
Cinqsurcinq
Inside Llewyn Davis de Joel et Ethan Coen
2013 / USA / 105 minutes
Avec Oscar Isaac, Carey Mulligan, John Goodman
Sortie le 6 novembre 2013
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