Le légendaire patron du Bureau fédéral d’investigation méritait bien un film, lui qui a toujours été présenté sur grand écran comme un homme de l’ombre (comme dans Nixon) qui se démarque également par un égocentrisme ambigu (dans le Public Enemies de Michael Mann). Homme secret, resté jusqu’à sa mort à la tête d’une agence incontournable, et parfois omnipotente, dans son pays, J. Edgar Hoover et son parcours ne pouvaient qu’attirer l’insubmersible Eastwood. Le jeune cowboy au sourire carnassier lui aussi a su saisir sa chance, il y a 50 ans, lorsqu’elle se présentait, et n’a pas (encore) raccroché les gants malgré l’adversité – moins politique que journalistique, dans son cas. De plus, ses dernières œuvres ont en commun ce besoin à la fois d’embrasser de grands thèmes (la rédemption, le courage, la communication entre les peuples, la mort) et d’être des machineries ambitieuses, qu’il s’agisse de filmer les combats d’Iwo Jima, l’Amérique des années 30, une coupe du monde de rugby, un tsunami ou, avec J.Edgar, de retracer 50 ans de la vie d’une des personnalités les plus secrètes et influentes du XXe siècle.

Seulement, il n’est pas ici l’auteur du scénario : Dustin Lance Black, encore auréolé de son succès oscarisé d’Harvey Milk, une autre biographie, s’est attaqué à cet exercice difficile, quasi impossible, de pénétrer à la fois les sphères intimes et professionnelles de J.Edgar, aussi remplies l’une que l’autre de secrets inavouables.

50 ans de réflexion

Hoover devant la Justice : le patron du FBI était loin d’être un saint…

Cet exercice d’équilibriste se double dès les premières minutes d’une autre difficulté, plus incongrue : celle de bâtir un récit sous forme de va-et-vient entre présent et passé, en faisant coexister l’action de deux périodes complètement différentes d’un plan à l’autre, parfois grâce à de simples astuces de raccord. Ce yo-yo constant et déstabilisant impose, forcément, au réalisateur d’être elliptique, allusif, synthétique, là où le crescendo d’une montée en puissance chronologique s’imposait. C’est le premier défaut, la béquille immédiate d’un film qui n’en manque pas, et tangue souvent tellement qu’il chute avec lourdeur.

Di Caprio est bien sûr l’ancrage principal du spectateur. Quasiment de tous les plans, grimé et maquillé même lorsqu’il incarne Hoover dans sa prime jeunesse, l’acteur signe avec le sérieux qui le caractérise une nouvelle prestation de premier ordre, parvenant à faire oublier sa performance et son changement physique, grâce notamment à des lentille opaques qui contribuent à lui donner cet air sévère. Certains diront constipé, tant « JEH » est ici montré constamment sous un jour frustré. Et pour cause : la thématique retenue par Black pour donner un fil rouge à la vie de Hoover est celui de la sexualité refoulée, et de l’Œdipe non résolu.

De sombres complexes

Hoover au cinéma entre sa mère et son « partenaire », Clyde Tolson.

J.Edgar fait entrer dans l’histoire l’âme sœur/damnée de Hoover, Clyde Tolson, à travers le reflet déformé d’une porte vitrée. Manière peu subtile de souligner le rapport qui s’installera durant des années entre le directeur et son second, qui déjeunèrent et dînèrent ensemble pendant cinquante ans, et cachèrent vraisemblablement leur amour partagé à la société jusque dans leur tombeau. Une passion qui devait rester secrète selon Hoover, fils à maman effrayé par le sort qui lui serait réservé si le monde apprenait ses « tendances ». « Je préfère avoir un fils mort qu’un fils qui serait de la jaquette » murmure sa mère à J.Edgar. Telle est la terrible sentence qui pèse comme un fardeau insurmontable sur l’homme de pouvoir, qui en vient après son décès à porter, le temps d’une brève séquence, ses vêtements. Là aussi, c’est un moyen détourné et peu honnête de donner du corps à la légende selon laquelle Hoover se travestissait régulièrement.

Vu d’ici, et malgré la fascination que peut engendrer cette personnalité paradoxale, qui refrène ses pulsions et se sert de celles de ses ennemis (les communistes, mais aussi et surtout JFK, dont on comprend à un moment qu’il possède un enregistrement illégal de ses ébats avec Marilyn Monroe) pour garder le pouvoir, sa seule ambition et raison de vivre, cet aspect des choses s’avère peu passionnant sur la longueur. Pourquoi transformer une biographie, qui devait aborder des événements aussi passionnants que la chute de Dillinger, la Prohibition, la controverse autour de la naissance du FBI ou l’assassinat de JFK, en mièvre romance interprétée par deux acteurs certes motivés (Léo et Armie Hammer, dans un autre rôle casse-gueule après The Social Network), mais emprisonnés dans un maquillage parcheminé absolument dégueulasse ? Et encore, on ne parlera pas de la pauvre Naomi Watts, qui écope du rôle de la fidèle secrétaire et de nombreuses scènes sans que l’on sache à aucun moment ce qui justifie l’importance de son personnage.

La vengeance des masques de cire

Di Caprio et Hammer : beaux maquillages n’est-ce pas ?

Dustin Lance Black a sans doute son point de vue sur la question. La carrière et la vie étaient si étroitement liées qu’il était de toute manière impossible d’éluder l’un en parlant de l’autre. Mais on sent clairement que le film balance constamment du mauvais côté, faisant même, dans un mouvement très hitchcockien, de Hoover un « narrateur-menteur », ce qui justifie une révélation finale faisant l’effet d’un coup d’épée dans l’eau. Une scène, parmi quelques autres (l’arc retraçant l’enquête autour du bébé Lindbergh, notamment), montre ce que J.Edgar aurait pu, et du être : on y voit le directeur du FBI observer avec lassitude, depuis son bureau, le cortège présidentiel après l’élection de Nixon. Plus tôt dans l’histoire, Hoover saluait de la même manière Roosevelt. Manière de souligner que l’irascible fils à maman était autre chose qu’une « jaquette » honteuse reportant sa frustration sur son travail : il s’agissait avant tout, et surtout, d’un marionnettiste virtuose et quelque peu malfaisant jouant dans l’ombre de tous ses atouts pour « survivre » à chaque nouvelle Présidence. Et ce pendant un demi-siècle. Comment Clint Eastwood, en dinosaure avisé, n’a-t-il pas vu que dans ce sujet se cachait le véritable cœur de cette histoire ? Là est la véritable question, la seule qui vaille au terme de deux longues heures de projection.


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Deuxsurcinq
J. Edgar
De Clint Eastwood
2011 / USA / 137 minutes
Avec Leonardo Di Caprio, Armie Hammer, Naomi Watts
Sortie le 11 janvier 2012
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