JSA (Joint Security Area) : frontières interdites
Inédit en salles, JSA marqua la révélation, au début de la nouvelle vague coréenne, d’un esthète de génie nommé Park Chan-wook. Vingt ans après, le film n’a jamais paru aussi actuel.
Commençons par rétablir les faits : non, Joint Security Area, ou JSA comme on l’appelle plus communément, n’est pas inédit en France. Sorti en 2000 en Corée du Sud, le troisième film de Park Chan-wook a eu droit à une sortie chez CTV dans un beau digipack 2 DVD, encore trouvable d’occasion et rempli de bonus. Près de 20 ans plus tard, son retour sur grand écran en version restaurée 4K permet toutefois de souligner l’importance d’un long-métrage ayant permis l’éclosion d’un des meilleurs metteurs en scène de la péninsule, et constituant un marqueur-clé dans l’explosion du cinéma sud-coréen sur la scène internationale. L’actualité récente du rapprochement entre les deux Nations, ainsi que la rencontre entre Trump et Kim Jong-un, a également conféré par inadvertance une résonance brûlante à un film n’ayant jamais paru aussi actuel.
Au tournant du XXe siècle, le pays du Matin Calme, qui sur grand écran ne va plus le rester très longtemps, se découvre une passion pour sa production locale, ce qui va enclencher une dynamique créative rétrospectivement éblouissante. En 1999, le film d’espionnage Shiri triomphe au box-office, devenant le film coréen le plus vu de l’Histoire. La couronne mettra peu de temps à changer de main, puisqu’en 2000, c’est JSA qui raflera ce record. Dans les deux cas, les films investissent le territoire de la fiction militarisée et le thème de la fracture entre les deux Corées. Park Chan-wook troque néanmoins les attributs du film d’action caricatural de Kang Je-gyu contre un complexe de caractère, constatant une impossible réconciliation entre deux peuples par le prisme d’une tragique histoire d’amitié se déroulant à l’endroit le plus symbolique qui soit : la zone « démilitarisée » servant de frontière entre deux pays séparés depuis 1953.
En territoire ami
L’histoire démarre sous l’œil impartial d’un hibou, témoin d’une fusillade nocturne dans une casemate « nordiste » de Panmunjeom, seul point de contact entre les deux Corées. Deux soldats du Nord sont retrouvés morts, un troisième blessé et un soldat du Sud avouent être l’auteur des tirs. Dans cette zone hérissée de miradors, où des milliers de soldats se toisent chaque jour mutuellement, cette tuerie pourrait se transformer en incident diplomatique majeur. La Commission des nations neutres dépêche une enquêtrice, le major suisse d’origine coréenne Sophie Jean (Lee Yeong-ae), pour donner l’illusion que l’affaire est prise au sérieux. « La paix sera maintenue en cachant la vérité », la prévient-on. Mais Jean s’avère décontenancé par les versions des deux camps. Le sergent-chef sudiste Lee (Lee Byung-hun) a-t-il été comme il le prétend enlevé par ses ennemis avant de s’évader en tuant des ravisseurs ? Ou est-ce une agression délibérée du Sud comme l’avance le sergent nordiste Oh (Song Kang-ho) depuis son lit d’hôpital ? En confrontant chaque témoignage et les preuves dont elle dispose, le major découvre petit à petit que ces versions officielles dissimulent une vérité bien plus terre-à-terre et douloureuse…
S’il apparaît rétrospectivement moins extrême, plus « sage » que ses films ultérieurs, de Old Boy à Mademoiselle, JSA démontre toute la virtuosité alors naissante de Park Chan-wook, frustré par l’expérience de deux premiers films rapidement disparus de la circulation. JSA est sa première grosse production, une adaptation de roman dont le cinéaste va s’emparer avec une soif de mise en scène qui explose dès les premières secondes, et ne va aller qu’en s’emballant au fil des révélations. PCW réutilise ici le principe de l’image-mensonge cher au Rashomon d’Akira Kurosawa. Pour mieux démontrer l’impossibilité d’extraire une vérité absolue d’un événement si traumatique qu’il mène chacun de ses protagonistes à l’enfermement ou l’auto-destruction, JSA multiplie dans son premier acte les flash-backs mensongers, des témoignages avant tout politiques occultant ou contournant la réalité pour en retarder le plus possible le dévoilement complet. C’est tout le sens du déchirant dernier plan, où une photo reconstituée résume par un instant fugace l’ampleur de la tragédie qui s’est nouée cette nuit-là et qui symbolise finalement la situation politique des deux pays.
Deux nations, un même peuple
L’histoire récente des deux Corées se caractérise par l’utilisation massive de la propagande d’État, et à nul autre endroit que dans l’armée, ce procédé est-il aussi visible et écrasant. Lee, Oh, ainsi que les soldats Nam et Jeong, également de camps opposés, passent ainsi le plus clair de leur temps à observer à la jumelle des adversaires qui font la même chose. La « DMZ » où s’affrontent à distance les deux camps symbolise le statu quo ultime, où deux idéologies irréconciliables, le communisme et le capitalisme aspirent à la réconciliation à la condition unique qu’elle signifie la capitulation de l’autre camp. Les Corées sont deux nations, mais un même peuple, une même langue, et cette déchirure handicape de manière souterraine la psyché de tous les personnages, dont l’instinct naturel de rapprochement entre en conflit permanent avec l’atavisme belliciste qui constitue aussi leur identité.
Park Chan-wook s’applique pourtant à souligner le côté absurde d’une guerre où les frontières supposément infranchissables sont malgré tout franchies par erreur, où l’observation du camp ennemi se traduit surtout par des siestes prolongées, et où le retour symbolique à l’enfance est le meilleur moyen d’ignorer l’impact mortel que peut avoir le moindre geste déplacé. Ces idées et ces thèmes (l’opposition entre la frontière et le rapprochement, l’allusion à une possible romance homosexuelle entre deux soldats, le pragmatisme comme échappatoire aux idéologues), le réalisateur en décuple la portée par la seule puissance de sa mise en scène, constamment en mouvement et regorgeant de cadres signifiants. PCW est un esthète de génie, et Joint Security Area, tout feutré qu’il soit, s’avère être un thriller monté au cordeau et visuellement imposant, bien plus démonstratif dans son discours que pourra l’être l’œuvre du réalisateur par la suite. C’est aussi, avouons-le, son film le plus ouvertement commercial, avec une musique tantôt pop, tantôt mielleuse loin d’être inoubliable, et un parti-pris de rebondissements en série qui ravirait les scénaristes hollywoodiens.
Une génération de talents
Indéniable réussite artistique, et donc commerciale, JSA est également resté dans l’Histoire pour avoir révélé au grand public les talents sans limite d’une génération d’acteurs dont on continue d’entendre parler, notamment chez PCW. Il n’est ainsi plus nécessaire de présenter Song Kang-ho, à part pour redire à quel point il est ici magnétique et subtil dans le rôle d’un « ennemi » longtemps caricaturé, et qui pourtant échappe devant nos yeux à toute représentation simpliste. Son sergent Oh n’est ni un fanatique, ni un rebelle, mais un homme sans doute las et désabusé, qui tente de ménager une impossible pax romana dans un univers où « personne ne peut rester neutre ». Face à lui, Lee Byung-hun, future star d’A bittersweet life et I saw the devil (sa carrière américaine est oubliable), joue avec une force désarmante le chien fou déboussolé par ses sentiments contraires. Un personnage indéniablement tragique, tout comme le soldat Jeong, le plus gentil et naïf du lot, auquel Shin Ha-kyun (Save the green planet !, entre autres rôles marquants) prête son jovial sourire.
Enfin, même si elle hérite d’un rôle ingrat, avec une sous-intrigue incluse au forceps, et dans un anglais gênant, à propos de son père (l’occasion d’une leçon d’histoire pourtant intéressante, soulignons-le), Lee Yeong-ae, que l’on reverra ensuite dans Lady Vengeance, tire son épingle du jeu en référente du spectateur déterminée à connaître la vérité. L’ultime pied de nez que lui réservera Park Chan-wook consistera en un flash-back subliminal réservé au spectateur, dernier morceau d’un puzzle destiné à être enterré aux côtés de ses protagonistes, au cœur d’une zone « sans armes » pourtant restée la frontière la plus dangereuse sur Terre.