En jetant un coup d’œil à la filmo récente de Leonardo diCaprio, il est facile de comprendre ce qui a pu attirer l’acteur vers un projet d’adaptation des « mémoires » de Jordan Belfort, surnommé « le loup de Wall Street » au début des années 90, autant pour son talent précoce de trader hors-la-loi que pour son monstrueux égo et la mentalité carnassière qu’il transmettait à ses employés. De Gatsby à J.Edgar en passant par Howard Hugues, la star semble être durablement fascinée par les personnages dont le pouvoir et/ou la fortune sont les principaux facteurs de leur chute morale, ou de leur isolement. Associé pour la cinquième fois à son mentor Martin Scorsese, et au scénariste des Sopranos, Terrence Winter, DiCaprio est pourtant cette fois au cœur d’une fresque qui ne mise pas tant sur l’aspect tragique du destin de son personnage, que sur sa fascinante bouffonnerie, son irrécupérable personnalité d’arrogant capitaliste totalement perverti par le système qu’il défie.

[quote_center] »Même s’il n’a semble-t-il sniffé que du lait en poudre sur le plateau, l’énergie dépensée dans tous les registres par Dicaprio redonnerait presque un sens au mot « performance ». »[/quote_center]

Le loup de Wall Street, comme Les Affranchis et surtout comme Casino, dont il copie jusqu’à la voix off et la structure, est un rise & fall, mais où personne ne termine enterré vivant ou tabassé à mort. Durant trois heures, Scorsese fonctionne pourtant en surrégime pour retranscrire, avec le faste, la folie et la dérision constante qui s’imposent, le parfum d’orgie qui régnait dans la firme Stratton Oakmont durant les années 90. On s’attendait à un pamphlet sauvage ciblant la dérive des traders entassant des millions de dollars sur le dos d’Américains moyens trop crédules, façon Oliver Stone (dont le personnage de Gordon Gekko est cité dans les dialogues) : Le loup de Wall Street se révèle en réalité être une comédie acide et obscène où l’irruption d’accents beaucoup plus dramatiques fait l’effet d’un sucker punch. Un peu comme si Todd Philips insérait d’un coup sans prévenir des scènes de crise conjugale ou de sexe orgiaque dans ses Very Bad Trip. Tous comme les cocktails de drogues interdites que s’enfilent à longueur de journée Belfort et sa clique, l’effet ambivalent de cette overdose d’excès et de changements de braquets laisse un drôle de goût dans la bouche.

Itinéraire d’un pourri

Le loup de Wall Street : sexe, drogues et CAC40

Le ton est donné dès l’ouverture et son lancer de nains sur cible, dans les locaux de Stratton Oakmont. La firme frauduleuse lancée par Belfort et son comparse Donnie Azoff (Jonah Hill) est alors au firmament de sa connerie, célébrant ses millions illégalement amassés avec des fanfares de femmes nues, un déluge de prostituées et de cocaïne, et des virées à 2 millions de dollars à Las Vegas. Belfort, même pas trentenaire mais déjà plus malin que toute la concurrence, a mis au point un système de « dump and pump » qu’il croit parfait, et surtout qui le rend riche à vitesse grand V. À peine a-t-on le temps de connaître le Belfort jeune et innocent découvrant des étoiles dans les yeux le monde de la Bourse (et son patron incarné le temps d’une scène d’anthologie par un Matthew McConaughey pas encore remis de sa perte de poids extrême sur Dallas Buyers Club), qu’il passe à l’étape « requin de la finance ». Ou plutôt « loup », avec cet esprit de meute macho et obsédée du sexe qu’il entretient à grand coup de speechs motivationnels dignes d’une discothèque de l’extrême. Riche comme Crésus, il devient l’équivalent de Robert de Niro dans Casino, et achète yacht, villa de rêve et Lamborghini blanche (« comme dans Miami Vice » prend-t-il le temps de préciser) comme s’il s’agissait de nouveaux meubles.

Seulement, cette réussite insolente, basée sur le mépris pur et simple des règles et de ses clients, qu’il traite nonchalamment de « pauvres cons », ne peut au final être synonyme d’accomplissement pour Belfort. Sans valeurs réelles autres que l’amour de l’argent (à tel point que le personnage avoue à plusieurs reprises « ne plus savoir qu’en faire »), il devient impossible pour ce chef de meute de trouver le bonheur ailleurs que devant ses congénères, qui le vénèrent avec une ridicule ferveur. Malgré son amour dévorant pour les femmes, et la sienne, Naomi (la nouvelle venue Margot Robie), en particulier, Belfort se résume bientôt logiquement à la liste de ses excès, de ses addictions et de ses liens douteux, notamment avec, tiens donc, des banquiers suisses (personnifiés par un onctueux Jean Dujardin). L’étape finale, celle des poursuites judiciaires, et de l’acharnement du FBI, qu’il tente maladroitement de corrompre, peut commencer.

Scorsese, juge ou complice ?

Le loup de Wall Street : sexe, drogues et CAC40

L’ironie de cette histoire classique de grandeur et de décadence, où l’adrénaline semble tellement contaminer les personnages qu’elle les rendrait constamment surexcités, vient du fait que contrairement aux histoires de gangster chéries par Scorsese, elle ne finisse pas par un règlement de compte. C’est la pernicieuse morale qui émerge de ces parfois longues 180 minutes de bravades, la note subversive qui éclipse le problème par ailleurs soulevé outre-Atlantique de la supposée glorification d’un tel mode de vie : tout comme Belfort prend la relève de son patron dans les années 80, jusqu’à reprendre son « cri de guerre » main sur la poitrine, des centaines de traders ont par la suite pris exemple sur lui à Wall Street. Non seulement la crise de 2008 leur est imputable, mais les empires qu’ils ont ainsi créés se perpétuent encore justement grâce à leur manne financière, même s’ils ont été condamnés (Belfort moque même le système judiciaire lorsqu’il doit purger sa peine, le temps d’un travelling arrière dont le cynisme crève les plafonds déjà atteints avant).

Il faut aussi voir cette courte scène, révélatrice, où l’agent du FBI joué par l’excellent Kyle Chandler rentre chez lui dans le métro, songeur quand à son petit train de vie incomparable avec celui de sa proie. C’est un contre-champ salvateur, donnant un visage à cette Amérique terre-à-terre que les pitreries de Belfort & Co. ont piétiné avec un sourire entendu et une absence totale de remords. Complice complaisant des grands de ce monde, Scorsese ? Pas vraiment : derrière le chaos et les rires, c’est une colère sourde qui gronde, et elle concerne tous ses semblables, les profiteurs comme les naïfs.

Entre démence et obscénité

Le loup de Wall Street : sexe, drogues et CAC40

À 70 ans passés, le réalisateur de Raging Bull démontre une rage de filmer et de choquer qu’on ne lui connaissait guère ces derniers temps. Aussi virtuose et inspirant soit-il, Hugo Cabret demeurait un film assez inoffensif louchant parfois beaucoup sur le « réalisme magique » d’un Tim Burton. Avec ce Loup-là, les nostalgiques de l’époque De Niro ont de quoi rouler les yeux de contentement, tant le spectateur familier de ces opus mafieux se sentira en territoire conquis. Malgré quelques fautes de raccords (notamment son) et quelques passages montés de façon assez étrange, le monde des boursiers inspire manifestement beaucoup l’italo-américain, qui multiplie les montages polyphoniques, les incursions musicales inattendues et pleines d’à-propos, les visages face caméra et les sautes de violence verbale (record de « fuck » battu, quelle belle coïncidence) et physique (notamment lors d’une scène de ménage houleuse, LE motif récurrent des films de Scorsese) impromptus. Plus surprenant, le film s’avère plus d’une fois hilarant, grâce à l’abattage dément de ses comédiens et un sens de l’absurde édifiant.

Face à Jonah Hill, jamais meilleur que lorsqu’il fonctionne en tandem, et qui écope d’un personnage de boule de nerfs consanguine aux dents polies à peine croyable, Leonardo DiCaprio est celui qui, logiquement, personnifie le mieux cet humour grandiloquent, au détriment même de personnages secondaires superficiels. Jamais le très sérieux héros des Infiltrés n’a eu l’occasion de démontrer une telle puissance de jeu comique. Même s’il n’a semble-t-il sniffé que du lait en poudre sur le plateau, l’énergie dépensée dans tous les registres par l’acteur à l’écran (la scène pivot de la paralysie en voiture, d’ores et déjà culte, n’aurait pas dépareillé dans une comédie de Will Ferrell) redonnerait presque un sens au mot « performance ». Le film est en tout cas à son image : ivre de sa propre démence, parfois confit dans sa propre obscénité (la division des prostituées en différents tarifs, le gringue que fait Belfort à sa belle-tante ou l’avalage de poisson sonnent comme autant de redondances thématiques et narratives), pris au piège d’une amoralité revendiquée qui incite à la distance, voire à l’antipathie pure et simple.

De tous les personnages scorsesiens, Jordan Belfort est peut-être le bien le plus impardonnable, le plus haïssable au bout du compte, malgré le fait qu’il apparaisse, à la fois dans le film où le vrai Belfort fait un caméo, et dans la vraie vie, comme un repenti. Pas parce qu’il a voulu toucher du doigt, plus vite que les autres, la réalité du rêve américain (« j’ai été pauvre, j’ai été riche, et je préfère de loin rester riche ! »). Mais parce que la réalité de sa réussite, dont les conséquences sont elles tragiques, nous renvoie un miroir salissant de notre propre naïveté, à l’image de ce dernier plan incroyable, où l’auditoire de Belfort semble lui aussi fasciné par sa vie de faste et de luxure. Une masse silencieuse, envieuse, hébétée : allusion évidente au fait que dans chacun de nous, sommeille un « loup » à la moralité changeante, qui n’aurait besoin que d’un leader pour laisser faire son instinct.


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Trois sur cinq
Le loup de Wall Street (The wolf of Wall Street)
De Martin Scorsese
USA / 2013 / 179 minutes
Avec Leonardo DiCaprio, Jonah Hill, Margot Robbie
Sortie le 25 décembre 2013
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