Le monde après nous : reconnexion avant l’apocalypse
Le numérique nous perdra, prédit le créateur de Mr Robot dans le stimulant Le monde après nous, thriller-catastrophe produit… par Netflix.
Mis en ligne sur Netflix juste avant les fêtes de fin d’année, Le monde après nous débute par une réplique assenée en gros plan et regard caméra, par la star Julia Roberts : « Putain, que je hais les gens ». L’ironie de cette ouverture ressemble à un réflexe méta pour la plateforme de streaming, qui réserve chaque année le créneau porteur de décembre à des productions rutilantes nous contant la fin du monde sous les angles les plus tordus possibles. Après Bird Box et Don’t look up, Le monde après nous représente la cuvée 2023 : un quasi huis-clos adapté d’un roman de Rumaan Alam, porté sur les montées en tension pernicieuses et la critique d’une société capitaliste comme stérilisée dans son apathie, et viciée par ses préjugés. Une formidable cure de misanthropie au style flamboyant, dans laquelle la fiction constituerait, ô surprise, la dernière valeur refuge.
Soudain seuls
Sitôt passé son générique digne d’une série d’espionnage – pas la dernière interaction entre le monde du cinéma et celui de la télévision – Le monde après nous introduit une famille nucléaire de New York, qui souhaite s’échapper un week-end en louant un Airbnb cossu de Long Island. Il y a Amanda (Julia Roberts), entrepreneuse habituée au luxe, son mari Clay (Ethan Hawke), prof de lettres aussi passif que largué, et Archie et Rose, aussi différents que peuvent l’être un ado glandeur en pleine montée hormonale et une pré-ado rêveuse accro à sa tablette. Leur séjour dans ladite villa s’annonce parfait, mais le wi-fi tombe en rade, puis en pleine nuit, arrivent G.H. (Mahershala Ali) et sa fille Ruth (Myha’la Herrold). Ils se présentent comme les propriétaires des lieux, revenus en catastrophe suite à un blackout mystérieux à New York. Méfiante (voir raciste, puisque cette famille est noire), Amanda voit d’un mauvais œil la cohabitation qui s’annonce. En panne de réseau, le petit groupe va chercher à comprendre ce qui se passe dehors – car dehors, des avions tombent du ciel, les cerfs envahissent la forêt et les voitures deviennent folles…
« Le film s’amuse à générer une frustration grandissante, empilant les énigmes et les situations surréalistes pendant plus de 2 heures. »
Bien que produit par le couple Obama (rien que ça) et réalisé par le petit prodige Sam Esmail, derrière les séries Mr Robot et Homecoming (déjà avec Julia Roberts), Le monde après nous n’est pas véritablement le film apocalyptique auquel les abonnés attirés par ce package pourraient s’attendre. Au contraire : le film s’amuse à générer une frustration grandissante, empilant comme un scénariste de Lost en crise fiévreuse les énigmes et les situations surréalistes pendant plus de 2 heures (une durée excessive, mais ce n’est plus très surprenant). Esmail juge avec amusement ses protagonistes, que l’absence d’outils numériques et d’Internet plonge dans un désarroi presque comique. L’une des idées brillantes qui sert de fil rouge est par exemple que Rose ne peut terminer l’épisode final de Friends faute de réseau. La jeune fille pressent que les événements qui s’enchaînent (le blackout, un pétrolier qui s’échoue sur leur plage, des cerfs qui s’approchent de leur piscine) annoncent une catastrophe, mais personne ne l’écoute – car tout le monde veut croire que tout s’arrangera. Logique dans ce cas qu’elle se réfugie dans la fiction – et pas n’importe lesquelles, comme le soulignera un dialogue jouissif sur une autre série cultivant comme Friends un optimisme réconfortant.
Du chaos, oui, mais inventif
Convoquant le style virevoltant du Fincher de Panic Room, avec sa caméra traversant murs, vitres, toits et plafonds, et l’amour de l’étrangeté et du malaise propre à Shyamalan, Esmail brode un divertissement imposant sa sophistication et son discours fonctionnant par symboles visuels (avez-vous repéré les tableaux et tapisseries changeant au fil des chapitres ?), métaphores transparentes et discours mi-nihiliste mi-cynique, avec une assurance payante. L’abondance de plans-signatures et de micro-secousses spectaculaires efficaces (mention aux crashs de Tesla en série !) fait oublier des dialogues surexplicatifs et, en conséquence, des chutes de rythme évidentes. Un fléau de l’ère du streaming qui veut toujours en dire plus au détriment de la liberté d’interprétation.
Heureusement, Le monde après nous a le bon goût de se clore sur une fin partiellement en suspens, mêlant dans une valse à trois temps optimisme retrouvé (l’union finit par faire la force, après une première partie d’où transpirait une méfiance mal placée), révélation belliciste affreuse et résolution d’une intrigue pas si secondaire. Plus ramassé, éthéré, Le monde après nous aurait pu être une éclatante réussite, mais en l’état, ce déraillement sociétal en temps réel nous transmet sans peine ses vilaines ondes.