Les craintes soulevées par l’adaptation cinématographique d’une bande dessinée à succès n’ont rien de nouveau. Blueberry, Astérix, Lucky Luke, Iznogoud, tout récemment les Schtroumpfs et le Petit Nicolas… À chaque fois, l’enthousiasme initial de lecteurs nostalgiques cède la place au scepticisme, puis souvent à l’amère déception une fois le résultat projeté en salles. Mais ça, c’est normal, puisque dans le cas des adaptations suscitées, ce résultat tenait, à une exception près (l’Astérix de Chabat) de la trahison pure et simple, soit par calcul purement commercial, soit, et c’est plus rare, par un point de vue trop auteuriste sur l’univers d’origine.

En s’attaquant au saint Graal de la bd belge qu’est Tintin, Steven Spielberg a cristallisé pour ainsi dire ces deux craintes : « blockbusterisation » d’un patrimoine culturel important pour les Européens d’un côté, et appropriation à outrance du personnage pour le plier à son univers de cinéaste de l’autre. Dans une certaine mesure, ces réserves sont visibles à l’écran lorsqu’apparaît, dans un générique sublime qui est une quasi-copie de celui d’Arrête-moi si tu peux, la silhouette du célèbre reporter.

Petit reporter deviendra homme

Les Dupond et Dupont, fidèles aux originaux, mais pas très bien intégrés dans l’histoire.

Grisé par la liberté créatrice que lui apporte le processus de la performance capture (on sent presque derrière, chacun des virevoltants mouvements de caméra, la main d’un Spielberg faisant tournoyer ses mini-appareils autour d’acteurs blindés de capteurs), l’éternel wonderboy imprime dès les premiers plans sa marque sur cette adaptation imaginée depuis si longtemps. Les ressemblances, inconscientes au départ mais bien réelles, entre Tintin et Indiana Jones, sont toujours là, mais là où Hergé faisait aussi de son héros un fin limier ou un McGyver avant l’heure, Spielberg en fait avant tout un homme d’action, évitant les balles et les gadins avec une intelligence jamais démentie, le rendant ainsi plus « spielbergien » qu’il ne l’est à la base, et malheureusement plus transparent aussi.

D’un autre côté, ce Tintin 3D est aussi une méga-production, les techniques de pointe utilisées pour donner du relief, dans tous les sens du terme, aux personnages de Hergé nécessitant d’injecter plus de 130 millions de dollars dans le projet. Dans ces conditions, Peter Jackson et Spielberg sont bien obligés d’en donner au spectateur pour son argent. D’où une savante avalanche d’énormes scènes d’action, qui devraient ravir les fans de Pirates des Caraïbes ou Transformers (si, si, il y en a). Pour la plupart imaginées spécialement pour le film, elles confèrent une inquiétante étrangeté au film, surtout pour les lecteurs biberonnés par les péripéties certes rocambolesques de la BD, mais loin d’être aussi « hénaurmes » qu’ici.

Décrochages de mâchoire

Le soin apporté au travail sur les textures donnent une image d’une pureté cristalline.

Ce qui pourrait passer pour un défaut rédhibitoire est en fait le principal atout de ce Secret de la Licorne mélangé pour les besoins du grand écran avec l’intrigue du Crabe aux pinces d’or. Écrit à six mains (Edgar Wright, Steven Moffat, Joe Cornish… rien que ça !), ce script malin sait ménager toutes les sensibilités – voir comment sont rappelées en quelques idées de plans savoureux les précédentes aventures de Tintin – tout en osant créer une histoire qui leur est propre, l’imbrication de différentes intrigues débouchant finalement sur un tout nouvel épisode, certes simple et linéaire, mais ô combien jouissif une fois porté à l’écran par un maître en pleine possession de ses moyens. Soit tout le contraire d’Indiana Jones 4, qui malgré toute sa bonne volonté, ne pouvait se débarrasser de ses embarrassants extraterrestres, singes numériques et frigos en béton armé.

On a plus d’une fois le souffle coupé devant le spectacle concocté par la dream team. Utilisant à bon escient une 3D enfin bien exploitée, Spielberg se joue des profondeurs de plan et des changements d’axe pour donner une ampleur fabuleuse à des séquences d’une extravagante virtuosité (préparez-vous à ramasser votre mâchoire lors de la bataille navale entre Rackham le rouge et le chevalier de Hadoque, introduite par des fondus enchaînés de folie). Cette joie presque enfantine qu’il trouve à imaginer des cadrages impossibles, lors des scènes dans l’appartement du reporter ou sur le canot de sauvetage, nous rappelle qu’avant d’être ce mogul respectable et respecté de tous, Spielberg est avant tout un addict absolu de la caméra, un expérimentateur fou ayant le sens de l’image dans le sang.

Rien que pour ces yeux

Pilote improvisé, tireur doué, cascadeur émérite… Pas mal pour un simple journaliste !

Ce génie retrouvé explose dès que nos héros embarquent, littéralement, pour l’aventure, concluant un premier acte étrangement mollasson, déjà porté par cette exigence visuelle, mais comme engoncé rythmiquement dans l’hommage déférent à Hergé (« acteur » d’un clin d’œil en ouverture à l’intelligence rare). L’histoire fait apparaître l’indispensable capitaine Haddock, dont les absurdes et poétiques injures sont savamment traduites. On sent derrière le gros travail de post-production la finesse de la performance d’Andy Serkis dans ce rôle-clé, et ce n’est as juste du à l’excentricité du personnage, ni à son rôle prédominant dans l’intrigue de cet épisode. Son expérience dans le domaine de la performance capture lui permet clairement « d’exister plus » que ses collègues acteurs (comme Frost et Pegg, assez transparents en Dupond et Dupont, ou Craig, dont on ne perçoit à aucun moment l’apport derrière le masque de Sakharine).

La qualité des textures et des expressions des personnages fait par ailleurs plaisir à voir. Beowulf puis, surtout, Avatar, ont permis de franchir cette barrière du « digital photoréaliste » qui permet de croire aux personnages virtuels et de s’investir émotionnellement dans leurs aventures. La planète des singes, cet été, a permis de constater que l’obstacle des « yeux morts » était lui aussi franchi. Tintin confirme, si besoin était, que la méthode choisie par Jackson et Spielberg était la plus indiquée pour retranscrire l’essence d’une BD en adaptant bien sûr ses contours au médium, ainsi que ses particularismes – voire la façon dont les expressions dessinées de Hergé trouvent écho dans les gesticulations filmiques de Milou et Haddock, personnages les plus expressifs de l’histoire.

Et tant pis pour la crédibilité

Haddock et Milou, indispensables ancrages comiques de Tintin, et grandes réussites du film.

Le tableau n’est bien sûr pas idyllique : bien qu’il soit rempli jusqu’à la cale de qualités et de raisons de se réjouir (les premiers designs laissaient craindre par exemple un Milou en carton, il s’avère être extrêmement attachant sans même avoir la parole), Tintin tient parfois du divertissement superficiel, sacrifiant dialogues et exposition des personnages sur l’autel du plaisir immédiat – l’avantage dans le cas présent étant que le plaisir fourni est immense. En dehors du trio principal, peu de personnages ont le temps d’exister, du traître Allan au pourtant important Omar Ben Sallad, en passant par l’impassible Nestor (moins grave dans ce cas, puisque une suite est déjà prévue, qui sera réalisée par Peter Jackson).

En anglo-saxonisant (faute de barbarisme plus convaincant) cet univers, Spielberg perd en outre un peu du charme complexe propre à la BD. Hergé n’aimait rien tant que de plaquer des péripéties exotiques dans des contrées décrites avec un sens aigu du réalisme. Ici, le côté générique des décors donne occasionnellement cette impression d’évoluer dans la cinématique d’un jeu vidéo. Les rues et places bruxelloises laissent place à une métropole européenne anonyme, telle que l’imaginerait bien un Américain moyen : ça ressemble autant à la place du Tertre qu’à un marché à la brocante de Notting Hill (la monnaie y est d’ailleurs la livre sterling, en tout cas en VO). La ville marocaine où atterrissent Tintin et Haddock dans Le crabe aux pinces d’or se transforme elle en une cité paradisiaque et intouchée (où sont les marques de la colonisation, point sensible pourtant le plus marquant chez Hergé ?) qui évoque plus Prince of Persia ou Aladdin que les planches de la BD.

Tant pis pour la crédibilité, semblent se dire Spielberg et consorts : l’important est de s’évader, de retomber en enfance en enchaînant gags, cascades, chasse au trésor et cliffhangers à perdre haleine. Relisez vos précieux albums : Tintin en BD, ça n’est pas que ça. C’est même souvent très bavard. Mais pour une adaptation « indianajonesque » endiablée, c’est bigrement réussi. Parole de papou des Carpates.


[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]
Quatre sur cinq
Les aventures de Tintin : le secret de la Licorne (The Adventures of Tintin)
De Steven Spielberg
2011 / USA / 120 minutes
Avec Jamie Bell, Andy Serkis, Daniel Craig, Simon Pegg
Sortie le 26 octobre 2011
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