Les maîtres de l’ombre : une autre histoire d’Oppenheimer
35 avant Christopher Nolan, Roland Joffé a retracé la tumultueuse création de la bombe atomique dans l’oublié Les maîtres de l’ombre.
L’entrée de l’humanité dans l’âge atomique est l’un des événements majeurs du XXe siècle, et sans doute de ceux à venir. Dompter l’atome et la science pour en extirper le moyen d’anéantir la planète entière est un exploit effroyable, qu’une poignée de chercheurs a accompli en pleine Seconde Guerre mondiale. Le sujet revient au cœur des discussions cet été avec la sortie sur les écrans d’Oppenheimer de Christopher Nolan : un biopic polarisant et assez expérimental, qui explique malgré tous les dilemmes qui agitaient durant cette période les hommes mettant au point la bombe A. Gagner la guerre valait-il de relâcher cette terrible puissance radioactive ? Cette responsabilité a pesé pendant près de trois ans sur les équipes de Los Alamos, centre secret construit dans le désert du Nouveau-Mexique. Nolan offre une nouvelle vision de ce lieu clé, très éloignée de celle imaginée 35 ans plus tôt par un autre réalisateur britannique, Roland Joffé, avec un film consacré au même sujet : Les maîtres de l’ombre, alias Fat Man and Little Boy en VO – le nom des deux bombes livrées en 1945 par Oppenheimer et ses collègues.
Un casting loin d’être explosif
L’histoire du spécialiste de la physique quantique J. Robert Oppenheimer et du colonel Leslie Groves, responsables du projet Manhattan visant à gagner la course à la bombe atomique avec les nazis, a en 1989 déjà fait l’objet de multiples livres et documentaires. Le réalisateur Roland Joffé, encore auréolé du succès de ses deux premiers films historiques, La Déchirure (couronné par 3 Oscars) et La Mission (Palme d’Or à Cannes en 1986), persévère dans le genre et coécrit avec son scénariste de La Déchirure Bruce Robinson Les Maîtres de l’ombre, qui contrairement à Nolan, choisit de prendre pour personnage principal l’irascible et autoritaire colonel Groves. C’est ce qui étonne le plus à la redécouverte du long-métrage : tel qu’il est décrit et mis en scène, Groves ressemble à un grognard bougon et sardonique à la Patton, joué de manière plutôt raide par la star Paul Newman – qui ne ressemble physiquement en rien au vrai Groves, en plus d’être un peu trop âgé pour le rôle. Joffé et Robinson mettent le personnage dans une position de donneur d’ordres omniprésent, et relèguent de fait les scientifiques au rang de « mauvaise troupe » capricieuse. Le pauvre Oppenheimer passe pour un génie terne et indécis, incarné avec un débit de cocaïnomane par le falot Dwight Schultz (le Looping de L’Agence tous risques, si si). Son charisme a beau être souligné par les autres personnages, il transparaît rarement à l’écran.
« Le film s’égare, sans doute à la demande des producteurs avec intermèdes comiques et sentimentaux à la clé. «
Si la Paramount ne lésine pas sur les moyens pendant la production (2 millions de dollars sont dépensés pour construire au Mexique le décor de Los Alamos, dans un paysage tout sauf désertique), c’est donc dans son scénario que Les Maîtres de l’Ombre se montre le plus décevant. Les passages obligés de l’histoire (le recrutement des scientifiques, la surveillance d’Oppenheimer et sa relation avec Jean Tatlock, les tâtonnements des chercheurs, la pétition de Slizard contre Hiroshima, le test de Trinity) sont bien là, mais mal servis par des dialogues ampoulés et le rythme théâtral de sénateur que Joffé imprime à sa mise en scène.
Heureusement, il nous reste Ennio
Surtout, le film s’égare, sans doute à la demande des producteurs, en imaginant de toutes pièces un trio de personnages (un jeune chercheur joué par John Cusack, sa petite amie infirmière incarnée par Laura Dern et leur ami médecin joué par le John C. McLingley de Platoon) comme sorti d’un autre film, avec intermèdes comiques et sentimentaux à la clé. Cela nous vaut ce moment d’anthologie où Dern déclare avec un détachement palpable à Cusack : « Je veux faire l’amour. Ce soir ». Une aberration narrative, à peine tempérée par le sort funeste réservé à Cusack – un moment de body horror inspiré de deux drames bien réels, les premiers liés à la radioactivité.
Même s’il n’est pas dénué de qualités (la musique, par exemple, tantôt martiale pouet-pouet, tantôt intensément mélancolique, d’Ennio Morricone), Les Maîtres de l’ombre a donc tout de l’opportunité manquée pour ses créateurs, qui accouchent à partir d’un sujet passionnant d’un film académique, bancal et inerte, constellé de choix de casting ratés (Bonnie Bedelia fait une bien mauvaise Kitty Oppenheimer, quelques mois avant de devenir madame McClane dans Piège de Cristal). L’accueil critique désastreux et le box-office famélique en 1989 iront d’ailleurs dans ce sens : Fat Man and Little Boy, retitré en catastrophe Shadow Masters pour son exploitation – d’où le titre VF -, sera le premier gros échec de la carrière en dents de scie de Roland Joffé, et se verra même éclipsé par le téléfilm fleuve Day One diffusé la même année, avec Brian Dennehy (Groves) et David Strathairn (Oppenheimer), plus fidèle à la réalité historique. Comme quoi, on peut parler de la création d’une bombe et livrer quand même un pétard mouillé.