Paradoxe révélateur, la figure d’Abraham Lincoln, sans doute le plus populaire (osons le mot légendaire, après tout, son visage est gravé dans la roche du mont Rushmore) des présidents américains, a rarement été mise en images au cinéma. Il aura suffi surtout d’un film, le Young Mr. Lincoln (1937) de John Ford, pour immortaliser sur pellicule le personnage de l’ancien avocat devenu le 16e président des USA : une grande silhouette, aussi noble qu’humaniste, dont le destin dépassait presque en grandeur son rôle politique. Intimidant, Lincoln ? C’est en fait un autre président assassiné, JFK, qui allait fasciner scénaristes et cinéaste durant la seconde moitié du XXe siècle. L’Amérique aime depuis des décennies se confronter à ses mythes et à son Histoire « en temps réel », comme l’ont prouvé W. ou Zero Dark Thirty. Avec le longtemps annoncé Lincoln de Spielberg, c’est donc à une leçon d’histoire inhabituelle que le public est invité. À la fois élégiaque et rigoureuse, sirupeuse et sèche comme un lendemain de bataille. Et qui surtout, impose une nouvelle vision d’un mythe ramené à sa dimension humaine, observé sur toutes ses coutures, même les moins passionnantes.
Il est de notoriété publique que Steven Spielberg a cherché pendant de nombreuses années à porter à l’écran la vie de Lincoln, en prenant d’une certaine manière la suite de Ford, qui arrêtait son chemin au moment où le jeune avocat empruntait enfin la route « vers sa destinée » (titre français du film). Ayant commandé un scénario fleuve au dramaturge Tony Kushner (Angels in America, Munich), Spielberg choisit de n’en retenir qu’une partie : la fin, soit le moment où Lincoln fait voter l’abolition de l’esclavage par la Chambre des Représentants, puis signe la fin de la sanglante guerre de Sécession, avant d’être abattu par John Wilkes Booth le 15 avril 1865. Une période charnière, qui aura beaucoup fait pour la légende de Honest Abe, et que Spielberg choisit de nous décrire dans les moindres détails. Et le mot « détails » est important dans le cas d’un film culminant à 150 minutes. En resserrant ainsi l’intrigue sur une très courte et également très intense période, le réalisateur de La liste de Schindler se retrouve à composer avec un thème aride, loin de l’hagiographie attendue ou redoutée : la politique politicienne.
Parole de président
Le livre de Doris Kearns Goodwin, A team of rivals, sur lequel s’appuient Kushner et Spielberg (ce dernier en avait acheté les droits avant même sa parution) insiste ainsi beaucoup sur le génie politique de Lincoln, qui derrière sa posture d’homme intègre, accessible (le film le montre recevoir les citoyens à la Maison Blanche comme si l’on était au bureau des plaintes) cachait un fin tacticien, sachant quels moyens employer pour parvenir à ses fins. Lincoln n’avait pas l’abolition de l’esclavage comme obsession chevillée au corps : c’était une « mesure » qu’il fallait faire passer au bon moment, avant que la guerre ne se termine et que les réflexes ségrégationnistes des États réunifiés ne reprennent le dessus. L’abolition était, faut-il le rappeler, un moyen important de montrer au reste du monde que l’Amérique était un pays moderne et progressiste. Cet aspect réaliste et pragmatique de Lincoln, le film le montre plus subrepticement. Tout à son idée de rendre palpables les doutes et dilemmes d’un président devant retarder l’arrêt des combats, alors que des dizaines de milliers de jeunes soldats meurent sur les champs de bataille, s’il veut faire entrer dans la Constitution un texte qui vivra bien après lui, Spielberg montre qu’Abraham Lincoln était un homme parmi d’autres, mais aussi un président sans (presque) le moindre défaut. Presque malgré lui, Lincoln idéalise, par la force des évènements qui s’y déroulent, cette figure paternelle, imposant le respect partout où elle passe, et ce dès la première séquence, où deux jeunes troufions récitent au président en balbutiant son propre discours de Gettysburg.
[quote_left] »On a beaucoup comparé Lincoln à la fabuleuse série d’Aaron Sorkin, À la Maison Blanche, qui montrait l’exercice de la démocratie au quotidien. La similarité est frappante. »[/quote_left] La parole, le récit, le mot soupesé. Dès le départ, c’est par le dialogue que s’enclenche l’action et l’intrigue, sans ménagement : le spectateur, sans nul doute intimidé, doit apprendre à reconnaître à vitesse grand V la quarantaine de protagonistes qui entourent à un moment ou un autre le Président. Son chef de cabinet (David Strathairn), le parti Républicain – qui était à l’époque le camp progressiste, alors que les Démocrates étaient les conservateurs – dirigé par le redoutable Thaddeus Stevens (Tommy Lee Jones en plein festival de bougonnerie mélancolique), ou encore les lobbyistes – un terme qu’il aurait fallu inventer à l’époque – chargés de faire changer de camp les plus indécis pour adopter le 13e Amendement… Tous ont une fonction importante, décisive, et apportent avec eux un ton tantôt grave, tantôt comique (James Spader en particulier se distingue dans la peau du rondouillard et drôlement nommé Bilbo), et surtout, des tonnes et des tonnes d’infos stratégiques. On a beaucoup comparé Lincoln à la fabuleuse série d’Aaron Sorkin, The West Wing (À la Maison Blanche), qui montrait l’exercice de la démocratie au quotidien. La similarité est frappante : Spielberg travaille lui aussi à rendre excitant et intriguant la bataille de parloir qui se joue à Washington, trouvant dans le vote en faveur de l’abolition l’occasion de créer un véritable climax dramatique, alors que chacun connaît déjà l’issue du débat. Vaine prouesse ?
L’homme derrière la barbe
On peut juger le film verbeux, à tel point que le film en vient à moquer gentiment la tendance du président Lincoln à interrompre l’action pour raconter une anecdote à rallonge. C’est un fait inhabituel chez Spielberg, Lincoln s’étire parfois au-delà du raisonnable, plaquant les unes derrières les autres de scènes de dialogues parfois murmurés, confinées dans une quasi-obscurité. C’est l’occasion pour le fidèle Janusz Kaminsky de sculpter des plans d’une pureté visuelle exceptionnelle, certes, mais on en vient à se demander pourquoi le gouvernement de l’époque avait ainsi coupé le budget bougies pour que chaque intérieur se retrouve aussi sombre. De plus, contrairement au show de Sorkin, qui inaugurait à l’aide d’une caméra aérienne la formule grisante du walk and talk, la tendance est ici au stand and talk, bruits de pendule en option. Le brusque changement d’atmosphère qui s’opère aux deux tiers du film, lorsque tous ces apartés politiciens s’effacent derrière l’Histoire en marche, est du coup aussi surprenant que visible : les violons de John Williams s’affolent, les dutch angles se multiplient et les grandes tirades prennent le pouvoir, Spielberg retombant alors à plusieurs reprises dans des chausse-trappes émotionnels à la Amistad (autre essai sur l’esclavage, transformé en film de prétoire boursouflé) que la rigueur du scénario lui avaient fait éviter. Le dernier quart d’heure sacrifie à la sanctification du personnage, pose de défunt sulpicienne à l’appui, comme si son assassinat constituait le sacrifice inévitable d’un pays pour absoudre son plus grave pêché (la traite des Noirs). Spielberg, qui réussissait auparavant à décrire Lincoln dans toute sa complexité (au poids de ses décisions politiques s’ajoutent sa douleur d’avoir perdu un fils et la relation avec sa difficile femme, jouée par une Sally Field visiblement trop âgée pour le rôle), s’égare alors dans une sorte de cérémonial commémoratif superflu, tentant de donner du sens à un script qui tendait jusque là à démontrer au contraire que les grands hommes de pouvoir forgent leur destin, plutôt que d’en être les témoins passifs.
Cette sortie de route n’entame en rien l’intelligence d’un script exceptionnellement dense, qui parvient pour qui veut se perdre dans ses méandres à rendre clairs les plus indigestes mécanismes législatifs, sans jamais perdre de vue son ambition de livrer LE film définitif sur la vie et l’héritage de Lincoln. Le wonder boy dispose de toute manière d’un atout maître dans ce jeu, en la personne de Daniel Day-Lewis. Les louanges ne cessent de pleuvoir sur l’acteur depuis la sortie du film, mais comment résister ? Le comédien ne disparaît certes pas « totalement » derrière le maquillage et le costume du personnage, mais l’aura qu’il contribue à créer autour de lui, par sa posture étrangement courbée, ses intonations de voix haut perchées, ses regards posés, se révèle en tous points saisissante. Même lorsque l’action s’éloigne de lui, voire de Washington, il est au centre de tous les échanges, toutes les préoccupations. Malgré le casting pléthorique et la portée politique du sujet, c’est bien d’un homme, et de l’acteur prodige qui l’incarne, qu’il s’agit au final. Que Spielberg ait été un peu trop séduit par les deux peut finalement se comprendre, et se pardonner.
Note BTW
De Steven Spielberg / 2012 / USA / 149 minutes
Avec Daniel Day-Lewis, Sally Field, Tommy Lee Jones
Sortie le 30 janvier 2013