Genre ardu à aborder, constellé de références écrasantes, littéraires comme cinématographiques, la « hard SF » n’est jamais aussi grisante que lorsqu’elle traitée avec intelligence, refus des compromissions et prise en compte de l’intelligence réelle du spectateur (ben oui, il n’est pas si bête que ça, ce mangeur de popcorn). Wall-E, District 9, Inception et dans une moindre mesure les films de Duncan Jones : le genre produit peu de pépites chaque année, qui auraient les moyens de leur ambition et sembleraient pouvoir passer l’épreuve du temps. On verra si Looper, dans quelques années, appartient toujours à cette catégorie. En tout cas, dite-vous bien que cette année, la « hard SF » ne trouvera sûrement pas de meilleur représentant.
Old Killer Joe
Looper appartient au sous-genre préféré des décortiqueurs agréés de physique : le voyage dans le temps. Un tropisme si improbable scientifiquement qu’il ne peut être exploré pleinement que par le prisme de la fiction. Les paradoxes qu’entraînent le time travel provoquent instantanément des maux de crânes aux scénaristes, et on se doute que Rian Johnson, dont c’est le troisième film après Brick et Une arnaque presque parfaite, a du ouvrir quelques tubes de paracétamol derrière son ordinateur.
Ses loopers (« boucleur » en français un poil barbare) sont les hommes de main qui, en 2044, sont chargés d’exécuter des victimes expédiées depuis le futur, de 2074 plus précisément. Dans ce lointain avenir, les crimes sont quasi impossibles à perpétrer (peut-être parce qu’on y a découvert des précogs ?), et du coup, la technologie rêvée par H.G. Wells est utilisée comme un conduit d’évacuation assez radical. Joe (Joseph Gordon-Levitt, acteur fétiche de Johnson), looper rustre et fasciné par la mode du XXe siècle, effectue son job sans le moindre clignement d’yeux, uniquement obsédé par l’empilement des lingots d’or qui lui servent de salaire. Joe a malgré tout la désagréable surprise de voir arriver un matin dans son champ d’exécution son « futur lui » (Bruce Willis)… et ne parvient pas à le tuer – à boucler la boucle, en d’autres termes. Les deux versions de Joe deviennent du même coup des fugitifs, avec chacun un agenda bien précis, qui concerne rien de moins que l’avenir de l’humanité…
– Je viens du futur. Tu devrais aller en Chine.
Comme tout grand film de SF, Looper s’appuie sur des mécanismes connus pour explorer des thèmes universels, quasi philosophiques. On pourra toujours trouver des failles dans la triple boucle temporelle établie par Johnson au fil de l’histoire (des graphistes cinéphiles ont déjà mis en ligne des infographies comme celle-ci, à la manière d’Inception, pour expliquer « à plat » ce tortueux parcours). Comme dans les Terminator de Cameron, auxquels on pense fréquemment, l’altération de l’espace-temps amène avec elle des paradoxes impossibles à résoudre totalement, un fait dont le scénariste-réalisateur est tellement conscient qu’il place dans la bouche d’un Bruce Willis irrité cette réplique très méta : « Si on commence à parler de voyage dans le temps, on va passer la journée à en parler, et à faire des schémas avec des pailles ! »
Mais malgré le plaisir ludique que le cinéaste semble prendre à mettre en place une ambiance de film noir rétro-futuriste (le futur de 2044 semble être marqué par une spectaculaire récession sociale et énergétique, doublée d’un amour inconsidéré pour la réinterprétation des designs du siècle dernier), avec voix off, clubs enfumés et mafieux pince-sans-rires, le cœur de son sujet ne réside pas dans ce high concept. Comme dans Minority Report, les vrais thèmes du film ne résonnent que lorsque l’action initiale, basée sur un nœud dramatique bouleversant tous les codes établis, se pose à l’unisson du héros. En l’occurrence, lorsque le jeune Joe trouve refuge dans une ferme isolée habitée par Sara (Emily Blunt) et son fils Jack, et se découvre des qualités humaines insoupçonnées.
Rendez-vous avec ton toi
On comprend à ce moment que Looper parle de la quête de figure parentale, les personnages en étant tous, symboliquement ou physiquement, dépourvus, qu’il s’agisse de l’énervant Kid Blue à la poursuite de Joe, de ce(s) dernier(s) ou même de Jack, persuadé d’avoir perdu sa vraie mère. Le film montre les conséquences de ce manque sur leurs personnalités, sur le chaos que peut engendrer un désordre affectif. Et Rian Johnson va dans ce cadre jusqu’au bout de sa réflexion, prenant tous les risques pour construire son climax émotionnel, quitte à rendre les deux Joe antipathiques dans le processus. Après tout, on parle d’un film, certes à moyen budget (à peine 30 millions de dollars) mais avec plusieurs stars au générique, qui malmène copieusement la sacro-sainte figure de l’enfant, montre son fringant héros trahir par pur égoïsme son meilleur ami – l’occasion d’une séquence viscérale et inoubliable – et propose une fin encore plus ouverte à l’interprétation que le rubik’s cube de Christopher Nolan.
Une telle liberté de ton est rare et jouissive dans un tel contexte de film de studio, ce qui laisse supposer que l’attelage marketing « JGL maquillé pour jouer Bruce Willis jeune » n’était qu’une habile manière de masquer les véritables tenants et aboutissants d’un projet furieusement anticonformiste, découpé et mis en lumière avec un soin maniaque – Johnson n’aime rien tant que les plans larges et les cadrages signifiants pour iconiser les instants clés de son script. Comme dans son premier long, Brick, qui recherchait lui aussi le décalage en interprétant les codes du film noir dans un contexte inhabituel (le film de teenagers), Looper tente un mariage contre-nature, parfois un brin trop poseur pour son propre bien.
Dans le contexte artistique actuel, cette originalité revendiquée avec ostentation rencontre étrangement peu d’échos, comme si la proposition si singulière du metteur en scène devait absolument être ramenée à sa nature basique de thriller SF spectaculaire. On ne va pas cracher sur les citations « otomesques » et l’attirail techno-cool du film (notamment les troublons customisés qui nous renverraient presque dans l’univers bâtard du western de science-fiction à la Firefly), mais il est clair que le principal intérêt du film n’est pas à chercher dans ce délicieux décorum. Looper est avant tout un drame exigeant sur ce qui doit guider nos choix de vie, sur les raisons et les personnes qui doivent nous aider à nous accomplir, et à sortir de la bulle de narcissisme dans laquelle nous nous enfonçons aujourd’hui. Si on jette en plus dans la marmite des relents de genèse super-héroïque et de néo-noir badass, pas étonnant que Looper soit dans la course pour devenir LE film de SF de 2012. Rendez-vous dans 30 ans, même-jour-même-heure-mêmes-Joe’s.
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Looper
De Rian Johnson
2012 / USA / 110 minutes
Avec Joseph Gordon-Levitt, Bruce Willis, Emily Blunt
Sortie le 31 octobre 2012
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A préciser tout de même que ce film reprend l’idée de départ de « la Jetée » (1962), de Chris Marker, lequel avait déjà fait l’objet d’un remake signé Terry Gilliam en 1995, « l’Armée des 12 singes », avec… Bruce Willis !
Malgré mon amour pour L’armée des 12 singes, j’avoue, j’ai toujours pas vu La Jetée. Il est vrai que le thème du héros rencontrant une version de lui-même en plus vieux est un sujet classique de science-fiction.