Kasso revient de loin. L’enfant terrible du cinéma français, celui que La Haine a envoyé d’un coup tellement haut, qu’il a mis du temps à chuter, film après film, compromis après compromis, le plus vertigineux étant sans aucun doute Babylon A.D. (dont le tournage ubuesque est documenté dans le superbe Fucking Kassovitz, disponible sur Internet). Mais l’important n’est pas la chute, comme tout le monde le sait : c’est l’atterrissage. L’ordre et la morale, projet muri depuis dix ans, est cet atterrissage : un retour en grâce réfléchi, qui mêle l’urgence de son propos à une mise en forme d’une folle liberté, quitte à énerver.

L’empreinte du passé

Quand la politique et les réflexes colonialistes prennent le pas sur la compréhension entre les peuples…

Les moins de 30 ans auront du mal à s’en souvenir, l’élection présidentielle de 1988 a été marquée par l’affaire de la prise d’otages à Ouvéa, en Nouvelle-Calédonie. Quatre gendarmes sont assassinés par des indépendantistes Kanaks, qui en prennent ensuite en otage vingt-sept, retranchés dans une grotte. Jacques Chirac, alors premier ministre, tout comme le président Mitterrand, signent l’autorisation de donner l’assaut malgré les tentatives sur place du capitaine Legorjus, du GIGN, de négocier leur libération. Bilan : 21 morts, dont 19 Kanaks. Selon les versions, il semble que certains aient été assassinés après la libération des otages.

Ce pan de l’Histoire récente de la France, aussi controversé que sensible, le cinéma ne s’en est bien sûr jamais saisi. Une habitude dans un pays où l’on attend soixante ans pour évoquer le sort des « indigènes » de la Seconde guerre mondiale et régler par la même occasion le problème de la cristallisation des pensions, où les événements du 17 octobre 1961 ne peuvent être évoqués qu’à travers des documentaires forcément « polémiques ». Ne parlons même pas de la guerre d’Algérie, presque complètement occultée au cinéma malgré son importance socio-économique primordiale : Florent Emilio-Siri s’y est cassé les dents avec son pourtant intéressant Ennemi Intime, passé quasiment inaperçu dans les salles en 2007.

Calédonie Now

Kassovitz n’hésite pas à rendre hommage à Coppola, mais aussi à Malick, plans majestueux à l’appui.

Cette incapacité chronique à se saisir de la matière réelle pour en tirer une illustration fictionnelle certes subjective, mais nécessaire à la compréhension de notre passé, Kassovitz la prend intelligemment à revers. Se basant largement sur les mémoires du capitaine Legorjus, dont il accepte (à contre-cœur, mais avec métier) d’endosser le rôle dans le film, ainsi que sur les témoignages de la population Kanak, le réalisateur tient visiblement à donner une version aussi documentée que stylisée de cette histoire. En clair, à présenter sans complexe les enjeux du drame sans pour autant négliger sa valeur cinématographique.

Car Kassovitz a bien entendu des envies de cinéma en s’intéressant à cette micro-guerre symptomatique d’un État français qui n’a pas tardé, dans cette période de crise, à retrouver ses réflexes d’ancien empire colonialiste pour « mater » une rébellion indépendantiste (ce qui ne l’empêchera pas des années plus tard de s’offusquer lorsque d’autres grandes puissances, comme la Russie, en feront de même). Tourné en Polynésie française, L’ordre et la morale exalte, malgré l’aridité de son récit en forme de compte à rebours (dont l’issue est lourdement soulignée par une partition au sérieux papal), la beauté virginale et sociale de cette région des DOM-TOM, un coin de paradis où survivent des traditions ancestrales. Un éden à la quiétude teintée de menace, symbolisée par le ballet incessant des hélicoptères, que Kassovitz « fétichise » sans retenue. Apocalypse Now n’est pas loin et pour que ce soit bien clair, il faudra attendre cette scène à l’inutilité criante, où Legorjus médite sur la situation en cours (il est à fois négociateur et otage, et craint de plus en plus de ne pouvoir empêcher une intervention militaire violente) allongé sur son lit, fixant un ventilateur dont les pales font le bruit d’un de rotor d’hélicoptère.

La leçon de mister Kasso

Le capitaine Legorjus (Kassovitz), un homme qui perd peu à peu la main sur une situation de crise inextricable.

Cette note d’intention posée, Kassovitz peut se permettre, toutes proportions gardées, d’émuler Francis Ford Coppola et son odyssée existentialo-guerrière. Plans aériens majestueux, freeze frames, plans-séquences en pagaille, montages alternés et valeurs de plans superposées (généralement pour souligner le côté borné des supérieurs politique et militaires de Legorjus), le cinéaste se fait indéniablement plaisir derrière la caméra. On l’imagine très bien concentré sur ces séquences, permettant tantôt de retracer de manière didactique l’attaque de la gendarmerie, ou de masquer l’absence de moyens lors de l’assaut final, filmé en un seul plan de six minutes sachant faire rimer chaos et lisibilité.

S’il y a un domaine où Mathieu Kassovitz continue de pêcher par excès de bonne volonté, ce sont finalement les dialogues et la direction d’acteurs. On ne compte plus les répliques éructées en dépit du bon sens ou bien déclamées platement par des acteurs non professionnels, hachant le rythme d’un récit déjà délié au maximum. La propension de Kasso à se muer en donneur de leçons se traduit en parallèle par l’inclusion d’aphorismes embarrassants et de regards caméra lourds de sens (« tu l’aimes, là, la France que j’te montre ? »), alors que la force de sa mise en scène fait déjà passer, sans dialogues, toute la rage de son propos. Le magistral dernier plan, d’une puissance subversive rare dans nos contrées, en est le meilleur exemple. Pourquoi utiliser dans ce cas une voix off redondante et des procédés dépassés depuis l’époque de La Haine ? Qu’importe, après tout. Que la posture de cinéaste engagé de Kassovitz soit teintée de naïveté n’est pas vraiment un défaut. Elle nous donne encore plus envie de soutenir sa démarche de frondeur au talent insolent, éclatant même quand il se voit ainsi canalisé.


[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]
Troissurcinq
L’Ordre et la Morale
De Mathieu Kassovitz
2011 / France / 135 minutes
Avec Mathieu Kassovitz, Iabe Lapacas, Malik Zidi
Sortie le 16 novembre 2011
[/styled_box]