Il n’aura fallu que trois films à Jeff Nichols pour s’imposer comme l’un des auteurs contemporains les plus essentiels en Amérique. Trois œuvres provocantes, sublimées par des personnages abîmés, par la beauté irréelle et sauvage des paysages de l’Arkansas et par de sacrés numéros d’acteurs. Toutefois, Mud, son dernier opus reparti scandaleusement bredouille de Cannes l’an dernier, se révèle plus apaisé que Shotgun Stories et Take Shelter. En lieu et place d’une fratrie déchirée par de lourds secrets ou d’une famille confrontée à des rêves d’apocalypse, le cinéaste réalise un conte initiatique d’une manière et à un rythme qui n’appartiennent qu’à lui.

Ellis (Tye Sheridan) et Neckbone (Jacob Lofland) sont deux ados inséparables qui n’ont que faire des bruits et des grandes artères de la « ville », où « les gens viennent soit pour travailler dur, soit pour qu’on les laisse tranquille ». Ellis et ses parents vivent à l’écart, sur l’eau, dans l’une de ces cabanes que les pouvoirs publics prévoient de détruire dans un avenir proche. Neckbone n’a jamais connu ses parents et vit dans une caravane avec son oncle Galen (Michael Shannon), qui fouille les tréfonds du Mississipi pour y chercher des huîtres. Dans une de leurs balades sur une île perdue au milieu du fleuve, où les jeunes garçons sont tombés sur un bateau échoué dans les arbres, Ellis et Neckbone rencontrent Mud (Matthew McConaughey). La peau tatouée brûlée par le soleil, une dent cassée, des demi-clopes au coin des lèvres, Mud est arrivé avant eux sur l’île. C’est un fugitif, qui a commis un crime pour celle qu’il aime, Juniper (Reese Witherspoon), et veut se servir du bateau pour retrouver sa liberté. Ellis finit par admirer cet homme mystérieux, qui a besoin de leur aide pour quitter ce morceau de terre désolé…

Les deux rives 

Mud

[quote_left] »Ces qualités plastiques, cette confiance dans l’universalité aux couleurs de l’Americana, Nichols les sublime comme à son habitude dans sa direction d’acteurs. »[/quote_left]Il y a deux films en un dans Mud : d’un côté, ce suspense teinté de mystère autour de son personnage-titre, qui apparaît tel un fantôme sur la plage où Ellis et Neckbone ont accosté. Un « vagabond » superstitieux, quasi mystique, qui dévoile sa vie et ses secrets de manière sibylline, avec ce côté taciturne qui le rend fatalement charismatique auprès de deux ados aussi débrouillards qu’autonomes, mais pas moins impressionnables. Il cherche à revoir son amour d’enfance au prénom presque mythologique, pour s’échapper avec elle, vivre d’amour et d’eau fraîche au sud de la frontière, tout en échappant à la famille de l’homme qu’il a tué, pas du genre à pardonner facilement. Nichols maîtrise parfaitement le déroulement de cet axe narratif propulsant un récit dépassant largement les deux heures de métrage. Mais le film tire surtout sa richesse de la chronique des émois de son véritable héros, Ellis, gamin à la Tom Sawyer déjà trop adulte pour son propre bien. Confronté à plus grand et plus fort que lui, Ellis n’hésite pas à cogner, à dire les choses en face, même à Mud, mélange de grand frère et de père de substitution. C’est lorsqu’il tente de retrouver des émotions typiques de son âge (sauver le grand amour de Mud, tomber amoureux lui-même d’une fille « populaire », faire en sorte que ses parents ne se séparent pas) qu’il est rudement ramené à la réalité. A travers cette aventure, toutefois, il va se forger sa propre personnalité et quitter pour de bon les rives de l’enfance.

Nichols filme cet apprentissage avec un mélange saisissant de naturalisme rugueux et de poésie romanesque, qui évoque plus d’une fois (et la comparaison n’est pas veine, puisque les deux cinéastes sont amis d’enfance) les premiers films de David Gordon Green, comme L’autre rive. Le cinéaste, qui a déjà démontré combien son Etat natal l’inspirait, réussit une nouvelle fois à capter avec son fidèle chef opérateur Adam Stone une autre facette de l’Arkansas, carburant au système D, à la récup’, tirant sa richesse d’un fleuve nourricier et menaçant à la fois. Une autre Amérique charriant son lot d’images évocatrices, du patriarche appliquant la loi du Talion au vieux loup solitaire idéalisé par Mud.

Jeunesse prodigue 

Mud

Ces qualités plastiques, cette confiance dans l’universalité aux couleurs de l’Americana, qui fait souvent penser à du Terence Malick sans les sorties de route bondieusardes et les voix off absconses, Nichols les sublime comme à son habitude dans sa direction d’acteurs, tous parfaits devant sa caméra. Si on a déjà souvent parlé (à raison) du numéro de Matthew McConaughey, qui saisit avec beaucoup d’humilité toutes les facettes d’un personnage compliqué à cerner, ou de la qualité du casting secondaire (Sam Shepard, Reese Witherspoon à contre-emploi, le fidèle Michael Shannon, Ray McKinnon), c’est à deux débutants que Mud doit une partie de sa réussite.

On avait déjà croisé Tye Sheridan en fils de Brad Pitt dans Tree of life (tiens, tiens…) et pas du tout Jacob Lofland, qui incarne Neckbone : les deux jeunes acteurs sont des révélations, émulant avec un naturel désarmant la relation touchante entre Wil Wheaton et River Phoenix qui était au centre de Stand by me, autre influence venant à l’esprit dès les premières minutes du film. Même les coupes de cheveux de ces pré-ados semblent faire écho au classique de Rob Reiner. Comme dans l’adaptation de Stephen King, Mud parle de l’enfance sans nostalgie mal placée, sans fards aussi. Ce qui n’empêche pas le film de baigner dans une certaine naïveté, à l’image de ce dénouement préfabriqué, sorte de happy end solaire tel qu’il pourrait être fantasmé par un gamin de 14 ans. Logique, après tout, qu’un film s’intitulant « Boue » finisse par nous faire regarder vers le ciel avec un espoir inébranlable.


[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]
Cinqsurcinq
Mud
De Jeff Nichols

2012 / USA / 131 minutes
Avec Matthew McConaughey, Tye Sheridan, Jacob Lofland
Sortie le 1er mai 2013
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