Si la polémique, stérile et fatigante, qui a entouré la présentation à Cannes et les projections d’Okja, a servi à une chose, c’est à donner un coup de boost inespéré à Bong Joon-ho. Plus encore que Le Transperceneige, et son alliance franco-américano-coréenne, ou ses précédents chefs d’œuvre Memories of Murder et The Host, Okja est un film qui sera vu par un nombre incalculable de spectateurs, dans tous les coins du globe. C’est l’avantage d’être une production Netflix de prestige et une tête de gondole de la politique d’investissements du géant de la SVOD : en d’autres circonstances, sous une autre étoile, Okja aurait peut-être souffert d’une distribution ratée, d’un parc de salles inadéquat (le film est classé R, rappelons-le), d’un calendrier de sorties décalées… Le sort réservé à beaucoup de productions asiatiques en Occident, même si le film est dans tous les sens du terme à cheval sur plusieurs continents.

Réjouissons-nous donc, passé la frustration de le découvrir sur petit écran, de savoir qu’Okja a créé l’événement à la fois pour ce qu’il représente en termes de promotion et de méthodes de diffusion, et pour ce qu’il est : une charge virulente contre le capitalisme et ses excès morbides, traversée par une grâce poétique, une folie grinçante et des fulgurances thématiques qui en font une créature indomptable et bouleversante.

Mon voisin Okja

Au cœur du film, il y a une jeune fille et un super-cochon. Mija (Ahn Seo-hyun, vue dans The Divine Move), bientôt 14 ans, vit avec son grand-père dans les montagnes de Corée du Sud. Ils ont été choisis pour élever pendant dix ans Okja, l’une des bêtes génétiquement modifiées par la multinationale Mirando. L’énorme cochon est l’une des « stars » de la société, dirigée par l’excentrique Lucy Mirando (Tilda Swinton) : une pièce importante de leur stratégie de communication, qui vise à masquer le côté OGM de leur production de viande. Au bout d’une décennie, l’entreprise vient reprendre ses droits sur Okja, au grand dam de Mija. Séparée de l’affectueux animal avec lequel elle a grandi toutes ces années, la jeune fille se lance dans une mission de sauvetage désespérée, qui va l’emmener de Séoul à New York…

[quote_center] »Bong Joon-ho filme le quotidien de Mija et son cochon à la manière d’un peintre apaisé enchaînant les scènes naturalistes avec patience. »[/quote_center]

Il faudrait être sacrément insensible pour ne pas être happé par l’aspect enchanteur des premières séquences d’Okja. Assumant, en interview comme dans certains plans-signatures, la parenté avec le Totoro de Miyazaki, Bong Joon-ho filme le quotidien de Mija et son cochon à la manière d’un peintre apaisé enchaînant les scènes naturalistes avec patience. Okja, créature de synthèse disgracieuse et lourdaude, mais en réalité débordante de vie et de personnalité, envahit l’écran comme si de rien n’était, avant que le lien qui la lie à Mija ne soit scellé par un cliffhanger impromptu. C’est acquis au bout de dix minutes : ces deux personnages feront tout l’un pour l’autre, quand bien même le monde extérieur, au-delà de cette nature primitive et protectrice, ne les classerait pas dans la même espèce. Et Bong Joon-ho ne tarde pas à montrer cette connivence en action, une fois introduit l’élément déclencheur de la poursuite, personnifié par un présentateur d’émission animalière hystérique (Jake Gyllenhaal, au-delà du cabotinage) et la présidente Mirando et sa jumelle (Tilda Swinton, dont le double personnage représente à la fois la façade souriante du capitalisme carnassier et son envers sinistre et désincarné).

La (juste) cause animale

Okja : gloire aux cochons

Bien que marqué par une trame très linéaire, Okja est un petit miracle de progression rythmique, le réalisateur étant passé maître dans l’art de construire des séquences-crescendo où le soin apporté à la mise en place est récompensé au centuple lorsque l’action s’accélère. C’était vrai pour les séquences de cache-cache dans les égouts de The Host, c’est à nouveau le cas avec l’époustouflante course-poursuite en camion à travers Séoul, qui permet de découvrir un gang d’activistes « amoureux des animaux » emmené par un impeccable Paul Dano (There will be blood) et son acolyte technophile joué par Steven Yeun (The Walking Dead). Le réalisateur ne fait pas mystère de la sympathie qu’il porte à ces personnages naïfs, mais attachants. Sous leur allure de bras cassés tombant en inanition à force de régimes stricts, ces militants, nous murmure Bong Joon-ho, sont dans le vrai. Leur passage à l’action nous renvoie à nos propres réflexes de passivité, face à une société qui les tourne en dérision – revoyez à ce sujet cette scène d’après-générique, particulièrement révélatrice et jouissive.

Cette société du consumérisme et de l’amoralité se définit par l’opposition entre ruralité et urbanité (voir ce magnifique plan de Mija, isolée dans son jogging rouge au milieu d’une foule de « salariés » grisâtres à la sortie du métro), entre mode de vie auto-suffisant et capitalisme furieux. Mija est une héroïne inébranlable, mais elle menace toujours d’être submergée par les intérêts divergents des adultes qui se servent d’elles et d’Okja. Lorsque l’action se déplace à New York, c’est paradoxalement là que la dimension d’aventure initiatique, disons bon enfant, s’estompe. On s’étonne parfois de savoir que le cinéaste coréen a eu du mal à faire financer son projet : mais il est peu surprenant que des studios américains aient rechigné, entre autres, à soutenir une histoire présentant les États-Unis comme un continent au bord de l’Apocalypse, peuplé de crétins, d’acheteurs décérébrés et d’arrivistes. Un pays gangréné par la surconsommation et l’industrialisation galopante, que Mija traverse comme un cauchemar éveillé, loin, très loin, de l’innocence bucolique des débuts. C’est le propre des productions coréennes, et peu de réalisateurs parviennent à jongler aussi brillamment avec ce principe : Okja est un film qui ne choisit jamais de s’en tenir à une unité de ton rassurante. Le rire, l’émotion, l’étonnement, la colère, même l’incompréhension : Bong Joon-ho convoque tous ces sentiments et ce type de réactions sans jamais vous prévenir à l’avance.

La jeune fille et la mort

Okja : gloire aux cochons

Beaucoup d’encre a été versée sur le caractère militant d’Okja. Par la force, un brin manipulatrice, des images et analogies qu’il convoque, le long-métrage devrait en faire réfléchir plus d’un sur ses habitudes de consommation. Mais il est intéressant de noter que Mija, en premier lieu, n’est pas vegan : son grand-père lui mijote du poulet, elle pêche des poissons. Le film ne prône pas le choix d’un mode de vie, mais n’en garde pas moins une dimension alarmante. La longue et insoutenable séquence des abattoirs, notamment, qui achève de tracer un parallèle avec les œuvres de Spielberg, de E.T. à Cheval de Guerre, est un pinacle émotionnel et thématique difficilement surpassable. Un cri de désespoir et une décharge en plein cœur, asséné pourtant avec simplicité et évidence : là où tant d’histoires auraient jeté en pâture à leur audience un happy end réconfortant assorti d’une morale toute emballée, Okja choisit la voie de l’inquiétude. Okja n’est pas qu’une créature sortant de l’ordinaire sauvée par sa complicité avec une ado formidable : tout comme le dieu Totoro, c’est le symbole vivant d’une terre nourricière que l’on écoute et ne respecte plus. Tout comme Miyazaki, Bong Joon-ho plaide moins pour une révolte immédiate que pour une prise de conscience salutaire.

Il le fait au sein d’un film positivement allumé, cartoonesque, parfois handicapé par des greffes risquées : Gyllenhaal et Swinton jouent des caricatures ambulantes, certes, mais dénotent dangereusement dans le paysage, et l’intérêt de certaines sous-intrigues et personnages (Giancarlo Esposito en premier lieu, ou cette horripilante secrétaire speedée) reste questionnable. Mais la virtuosité écœurante du réalisateur, son sens du détail qui fait sens, même sur petit écran, ne sont eux jamais remis en cause, même si on peut tiquer sur certains effets d’intégration de lumière sur sa bestiole (oui, ça chipote, là). Netflix a raison de monter au créneau, assez crânement, pour défendre son bébé : il est évident que le service de streaming tient avec Okja son meilleur film estampillé « Original », au moins jusqu’à la montée sur le ring de l’ami Scorsese…


[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]
Quatresurcinq
Okja
De Bong Joon-ho
2017 / USA – Corée du Sud / 121 minutes
Avec Tilda Swinton, Ahn Seo-hyun, Jake Gyllenhaal
Sortie le 28 juin 2017 sur Netflix
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