Moins connu que certains de ses homologues, le réalisateur Kang Je-Kyu est pourtant un personnage incontournable dans l’histoire du cinéma sud-coréen. Cinéaste sous influence, il a été l’un des premiers à utiliser à bon escient effets spéciaux digitaux et promesses de grands spectacles dans son pays, initiant avec les succès de Gingko Bed et surtout le film d’espionnage Shiri une nouvelle ère cinématographique, le pays du Matin calme se découvrant soudainement des velléités d’entertainer et un besoin de raconter son Histoire sur grand écran.

Kang Je-Kyu s’est tenu durant toute sa carrière à ce crédo, couronné en 2004 lors de la sortie triomphale de Frères de sang (ou Taegukgi), grosse production racontant le traumatisme de la guerre entre les deux Corée à travers l’histoire de deux frères se retrouvant dans des camps opposés. Très porté sur l’emphase, le cabotinage et les grands messages nationalistes, Kang Je-Kyu a aussi tout d’un grand populiste, adepte de la simplification à outrance et des messages patriotiques enfoncés au bulldozer dans le crâne du spectateur.

Jusqu’au bout du monde

Ballotté d’une armée à l’autre, Kim (Jang Dong-Gun) s’éloigne à chaque fois de son pays natal…

Il ne change pour ainsi dire pas son fusil d’épaule en réalisant, huit ans après, ce Far Away (traduction bizarre du plus direct My Way) ressemblant comme son prédécesseur à une version asiatique du Soldat Ryan, et ce d’autant plus qu’il est inspiré d’une histoire vraie. Trois ans de recherche historique ont été nécessaires pour mettre sur pied ce projet qui s’intéresse au périple à peine croyable d’un soldat coréen durant la Seconde Guerre Mondiale. Celui-ci s’est retrouvé, sur plusieurs années, embrigadé de force dans trois armées différentes, d’abord l’occupant japonais, puis l’armée russe, et enfin les nazis, avec lesquels il a combattu durant le Débarquement avant d’être fait prisonnier par les Alliés. Soit un voyage de 12 000 km dont l’intéressé n’aura jamais parlé à ses enfants avant que ne soit retrouvée, des décennies plus tard, une photo d’époque où il pose en uniforme allemand.

On voit bien ce qui a pu attirer dans cette histoire un homme de spectacle comme Kang Je-Kyu, cette perspective d’en remontrer aux plus grands classiques du genre avec des reconstitutions de batailles spectaculaires, une histoire humaine et tragique apte à galvaniser la fierté nationale… L’argument de la recherche reste étonnant quand on voit les libertés prises avec la réalité : dans Far Away, ce ne sont pas un mais deux soldats qui sont au cœur du scénario, le coréen Kim (Jang Dong-Gun, déjà à l’affiche de Frères de sang) et le japonais Tatsuo (Jô Odagiri). Deux amis d’enfance, deux ennemis aussi du fait de la guerre et de la différence de statut social. Leur seul point commun, qui les rapproche au-delà de leurs différences, c’est qu’ils adorent courir, une idée qui fait furieusement penser à Gallipoli, à ceci près que les deux héros ne partent pas vraiment au combat de gaieté de cœur ni pour de bonnes raisons (l’un est enrôlé de force, l’autre veut venger son grand-père).

Choisis ton front

Vous voulez de la baston ? Vous allez en avoir dans Far Away, le DTV le plus spectaculaire de l’année.

L’odyssée de Kim et Tatsuo s’étend sur quatre années, débutant (après une bonne demi-heure d’exposition consacrée à leurs exploits sportifs, débordante de pathos) avec un assaut suicide en Mandchourie contre les tanks russes, un épisode durant lequel on entraperçoit le seul personnage féminin du film, une tireuse d’élite chinoise (Fan Bingbing) bien évidemment obsédée par l’idée d’abattre le plus de nippons possibles. L’action se déplace ensuite dans le froid sibérien des camps de prisonniers soviétiques, puis à la frontière ukrainienne après la rupture du pacte de Varsovie, avant de se poser sur les plages normandes quelques jours avant le D-Day. Forcément, le film est affreusement épique, changeant de décor et d’atmosphère toutes les quinze minutes, jouant du renversement des valeurs progressif entre oppresseurs et oppressés, gardant l’œil rivé sur nos deux troufions slalomant miraculeusement entre les balles pour passer au chapitre suivant.

Pourtant, on a rarement l’impression de voyager avec eux. La faute en incombe au montage séquentiel assez peu rigoureux du film, l’action sautant d’un « épisode » à l’autre sans égard pour la progression dramatique. Sur un thème relativement similaire, Les chemins de la liberté (d’ailleurs titré The Way Back en VO) permettait véritablement au spectateur de se sentir comme un compagnon de route des personnages. À titre d’exemple, l’ellipse de trois ans entre l’arrivée en Allemagne et l’arrivée en Normandie est assez éloquente : Kang Je-Kyu compose son aventure comme une espèce de Call of Duty un peu rétro qui sauterait d’une bataille à l’autre sans jamais sentir le besoin de s’attacher à ses protagonistes entre deux déflagrations.

La guerre aux trousses

Kim et Tatsuo (Jô Odagiri), ennemis, amis puis rivaux puis amis à nouveau… 

De fait, il n’y a dans Far Away, aucune place pour la subtilité et l’étude de caractères : si un personnage est gentil, il sera très très gentil. S’il devient méchant, par exemple parce que l’armée soviétique lui a appris les valeurs du communisme à coups de goulag, il sera très très méchant.

L’arme secrète du cinéaste, enfermé dans un dogme rigide de narration qui lui fait envisager le film de manière essentiellement binaire (découverte d’un décor, scène d’action), c’est l’opulence des moyens accordés à cette giga-production – 25 millions d’euros, le plus élevé à l’époque de sa réalisation, et dix mois complets de tournage. Les reconstitutions d’époque, gonflées aux effets numériques, sont d’un réalisme saisissant, le film nous faisant voyager des rues de Séoul jusqu’à l’intérieur des bunkers d’Omaha Beach en passant par les paysages dévastés du front russe. Far Away est aussi parsemé de vignettes poignantes, de ce train de prisonniers jetant les cadavres rongés par le froid du haut de leurs wagons à la marche désespérée de Kim et Tatsuo dans des massifs enneigés, dernier obstacle avant une – illusoire – liberté.

Mais, on l’a dit, ces moments d’émotion servant à donner chair à ce voyage avant tout humain ne sont pas ce qui intéresse en premier lieu Kang Je-Kyu. Le mogul n’a pas mis plus de trois ans à préparer son grand œuvre pour faire du David Lean : son obsession, c’est Ryan et sa caméra embarquée au cœur des combats, sa vision exégète et sanglante à la fois des assauts guerriers. Si Far Away impressionne autant, c’est dans ces moments de fureur, qui évoquent pêle-mêle le classique de Spielberg, StalingradLettres d’Iwo Jima et même La mort aux trousses dans un épisode hallucinant de bêtise où notre chère snipeuse chinoise s’en va dégommer un avion dans le désert, armée d’un fusil sans doute trouvé par terre et d’une seule balle magique.

Les cordes partent à l’assaut (de vos oreilles)

Oui, c’est le Débarquement. Non, ça n’est pas un film réalisé par Spielberg.

Plans aériens, montage épileptique, caméra en mode POV, ralentis sursignifiants, Kang Je-Kyu n’épargne rien au spectateur venu se gargariser de lyrisme belliqueux, alors même que le message porté par Kim, l’infatigable coureur (il se fait même ses petits entraînements par -30 dans des goulags) est de survivre envers et contre tout pour retrouver la famille à laquelle il a été arraché. Tout à l’ivresse d’orchestrer ses violents affrontements entre Japonais, Russes et Allemands (montrés comme des fanatiques ivres de pouvoirs envoyant leurs soldats au massacre – pas comme ces gentils Coréens, victimes de ces étrangers oppresseurs), Je-Kyu déroule même en force une batterie de violons. Ces derniers se manifestent à la moindre expression, au moindre sentiment sur le visage des acteurs, ou rebondissement dramatique. Une cacophonie pompeuse qui finit par anesthésier le spectateur, à qui l’on assène à coups de burins des ordres simplistes : pleurer, sourire, trembler. Pas de retraite possible, on a même droit à Andrea Bocelli en guise de générique de fin. Juste pour vous situer le niveau d’agression sonore.

Malgré ces nombreuses tares, ce manichéisme forcené et cette propension à transformer un périple à la Malraux en mélo gonflé de sa propre importance, rien à faire. La force d’évocation impressionnante d’une histoire aussi incroyable nous emporte deux heures trente durant, et tant pis si nos oreilles saignent lorsque Kim et Tatsuo déposent enfin les armes.

Pour les plus endurcis, le Blu-Ray (et non le DVD, moins fourni à ce niveau) propose deux suppléments qui permettent d’en savoir plus sur la véritable histoire de Kim le bidasse, et sur le tournage marathon du film. Pour l’anecdote, celui-ci s’est révélé être un four d’anthologie à sa sortie en Corée du Sud (2 millions de spectateurs, contre plus de 11 pour Frères de Sang), et n’a pas réussi, malgré la campagne active du gouvernement, à être sélectionné pour l’Oscar du meilleur film étranger. Un échec cinglant dont le réalisateur avoue ne s’être toujours pas remis. Allez, courage Kang, t’as juste perdu une bataille…


[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]
Trois sur cinq
Far Away, les soldats de l’espoir (My Way)
De Kang Je-Kyu
2011 / Corée du Sud / 137 minutes
Avec Jang Dong-Gun, Jô Odagiri, Fan BIngbing
Sortie le 1er août 2012 en Blu-ray et DVD
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