Possessor : des crimes dans la tête
Brutal, clinique et halluciné, Possessor démontre le talent de Brandon Cronenberg pour émuler le cinéma de son père. Les sentiments, eux, sont absents.
Pour le fils ou la fille d’un cinéaste, il n’y a rien de plus risqué que de s’aventurer à choisir la même carrière. Encore plus quand le nom du paternel est inscrit en lettres capitales dans l’Histoire du cinéma, comme c’est par exemple le cas dans la famille Coppola. Dans ce petit monde des rejetons contaminés pour le meilleur et pour le pire par le virus parental, Brandon Cronenberg a choisi un jeu risqué. Loin d’œuvrer dans un sentier différent de son père, comme a pu le faire assez brillamment Sofia Coppola, Brando a choisi de mettre sa patte sur les mêmes thématiques, la même obsession pour le body horror, les mêmes maniérismes visuels que David, et ce dès son premier essai, Antiviral. Un premier long cronenbergien jusqu’à l’absurde, dénué de toute empathie envers ses personnages s’injectant volontairement les maladies de leurs stars préférées. Un film pompeux, aussi, dont les enjeux narratifs s’effaçaient derrière l’évident et épineux exercice d’hommage à la filmo du paternel.
Une histoire de violence
Près de dix ans ont passé, et Brandon Cronenberg est de retour avec un deuxième long-métrage, alors que David diffère sans cesse son hypothétique retour derrière la caméra (il n’a rien tourné depuis Maps to the Stars en 2014). Possessor, qui a remporté cette année le Grand Prix à Gérardmer, a tout pour passer moins inaperçu qu’Antiviral. Le ton, lui, n’a pas changé : il faudra être imaginatif pour saisir les motivations et la psychologie des protagonistes de ce thriller vaguement futuriste, dont l’argument peut évoquer eXistenz – avec qui il partage une actrice, Jennifer Jason Leigh. Il est question d’une agence opaque, dirigée par cette dernière, qui utilise une technologie permettant de « hacker » le cerveau d’innocents citoyens pour perpétrer sur commande des meurtres en apparence dénués de mobiles. Il suffit que l’hôte se suicide après son acte et l’affaire est classée. Tasya Vos (fascinante Andrea Riseborough, Mandy) est l’un des agents chargés de pénétrer, corps et âme, dans la peau des malheureux assassins et elle y laisse un contrat après l’autre un peu de son identité. Sur le point de raccrocher les armes, elle accepte malgré tout d’envahir la personnalité d’un parvenu (Christopher Abbott, Piercing) pour qu’il tue sa femme et son riche beau-père (ce pauvre Sean Bean). Seul souci, ce nouveau pantin a assez de volonté pour empêcher son suicide et transformer ce jeu de manipulation en véritable jeu de massacre…
« Possessor est un film effrayant de nihilisme. »
Brandon Cronenberg a pris le risque, une nouvelle fois, de susciter des comparaisons pas forcément flatteuses avec l’œuvre de son père – nous le faisons bien ici. Tout invite ici à une revisite mentale de la filmographie de David Cronenberg, de l’étalage de chairs maltraitées (bien aidé par son chef op’ Karim Hussain, habitué du genre et grand amateur de gore) à l’argument de la manipulation mentale et du prédéterminisme, en passant par la sexualité bousculée ou la fascination pour la violence et les effets qu’elle provoque sur la psyché de ceux qui en sont témoins. Quitte à passer pour un tenancier de boutique familiale, autant assumer la filiation et tracer sa propre voie parallèle, semble nous dire Brandon. Là où le fiston, qui a gagné en assurance dans la précision du cadre, la conduite du récit et les embardées tonales (le film pirate sa propre narration à plusieurs reprises pour verser dans l’expérimental), se distingue, c’est dans sa volonté de jouer les sales gosses provocateurs, de déborder du cadre sans tenter de justifier ses excès.
Noir c’est noir (et gore)
Possessor est un film effrayant de nihilisme, car il raconte le duel mental entre deux entités qui rivalisent de froideur et de cruauté, pour savoir qui sera le plus inhumain, le plus imperméable à la violence qu’il inflige à son prochain. Le choc des visages tuméfiés, des corps transpercés ou écrasés sans autre forme de procès, annihile bientôt toute forme d’analyse logique, toute volonté de créer une quelconque forme de révélation émotionnelle. Ce que Possessor revendique dans sa radicalité visuelle et sonore, c’est le statu quo d’une société sans attaches ni pardon, où le tabou n’est qu’un mot. C’est à qui manipulera le mieux sa prochaine victime, quand il ne s’agit pas de l’éliminer sans se poser de question. Difficile dans ces conditions de prétendre qu’on prend du plaisir à découvrir le film. La dimension ludique, comportant plusieurs niveaux de lecture et témoignant d’une véritable appropriation des codes du cinéma de genre américain, propre à David Cronenberg, est ici bien absente. A la limite, tant mieux : on parvient d’autant plus à comprendre où Brandon veut se situer, en affrontant son héritage pour mieux s’en démarquer symboliquement.