Après huit films et quatre courts-métrages constituant l’une des œuvres les plus cohérentes et reconnaissables de notre époque, le plus grand défi que rencontre aujourd’hui Wes Anderson est sans doute celui du renouvellement. Bien que l’artiste soit formellement assez inattaquable, le risque de le voir s’enfermer dans la redite, une certaine forme de complaisance, est devenu assez réel pour qu’Anderson en soit lui-même conscient. Même s’il ne risque pas de faire changer d’avis ses détracteurs, Grand Budapest Hotel marque cependant la mémoire par l’intronisation d’un véritable discours sur l’art et l’histoire, un fonds « militant », faute de terme plus approprié, qui tranche quelque peu avec l’ambiance nostalgique et élégiaque de ses derniers films, Moonrise Kingdom en tête.

Votre dévoué ami Gustave

Grand Budapest Hotel : standing assuré

Grand Budapest Hotel a pourtant tout, en apparence, d’un film léger et primesautier. Il s’agit, basiquement, d’une aventure rebondissante à la Tintin, située dans un pays imaginaire d’Europe centrale, la république de Zubrowka, saisie durant les années 30 d’une Histoire elle aussi soumise à l’imagination. Mélange d’influences autrichiennes, tchèques et allemandes, ce pays raffiné au carrefour de l’entre-deux guerres revit grâce à l’histoire que raconte le milliardaire Zéro Moustafa à un jeune écrivain, qui lui-même se remémore cette rencontre à notre époque. C’est donc à un double plongeon dans une époque révolue que nous convie Wes Anderson, qui n’aime rien tant que de conter l’histoire de personnages sur le déclin, vivant dans le souvenir de leur gloire passée (c’est le sort de tous les membres de La Famille Tenenbaum). Plus que dans tous ses autres films, néanmoins, Grand Budapest Hotel s’attache à décrire les us et coutumes d’un univers bien plus vaste, dont le génie se cache dans ses détails parsemés dans chaque recoin du décor.

[quote_right] »Même s’il ne risque pas de faire changer d’avis ses détracteurs, Grand Budapest Hotel marque cependant la mémoire par l’intronisation d’un véritable discours sur l’art et l’histoire. »[/quote_right]Dans un réflexe qui rappelle Rushmore, Fantastic Mister Fox ou La vie aquatique, le cœur battant du film réside dans la relation entre Zéro, immigré sans famille et plein de bons sentiments, qui réalise son rêve en devenant « lobby boy » au sein du Grand Budapest Hotel, et Gustave H, le concierge du luxueux établissement qui ne badine pas avec les règles et gère ses employés comme un chef d’orchestre qui ne tolérerait pas les fausses notes. Patron volubile, séducteur de vieilles dames, Gustave est aussi, idée géniale, un roturier qui nie la réalité de sa condition sociale, imitant les mœurs et le standing de la haute société pour mieux se persuader qu’il en fait partie, sauf quand il dérape et devient ordurier. Et cette différence capitale vient le heurter de plein fouet lorsque, suite au décès de l’une de ses riches « clientes », incarnée par Tilda Swinton, Gustave se retrouver l’héritier d’un tableau inestimable, provoquant la jalousie mortelle du reste de la famille, le fils Dmitri en tête. Accusé de meurtre et emprisonné, Gustave va recevoir l’aide de Zéro et sa petite amie Agatha, pour garder le tableau et si possible, la vie.

Bienvenue dans la ménagérie

Grand Budapest Hotel : standing assuré

Nouveau venu dans la ménagerie andersonnienne, Ralph Fiennes fait incontestablement partie des grandes attractions de Grand Budapest Hotel, dans un registre inhabituel. Sans chercher à rendre son personnage plus aimable qu’il ne doit l’être, Fiennes fait de Gustave H une figure à la fois irrésistible, énervante et triste, un dandy obséquieux et gentiment cruel qui a le toupet de croire que les mots peuvent le sortir de n’importe quelle situation. Le fait que son aventure soit racontée via les souvenirs de Zéro, qui a vécu assez longtemps pour voir cet univers complètement disparaître (il devient par nostalgie propriétaire de l’hôtel qui ne garde plus aucun signe de sa gloire passée), contribue d’autant plus à faire de Gustave un personnage bigger than life, aussi complexe et imparfait que ses confrères andersonniens.

Si l’amitié et le respect naissant entre Fiennes et le jeune débutant Tony Revolori (dont le timing comique est rarement mis en défaut) occupe une large part de l’intrigue, Grand Budapest Hotel ne serait pas un film de Wes Anderson sans un casting pléthorique, cumulant les habitués (Bill Murray et Jason Schwarztman bien sûr, mais aussi Adrien Brody, un Willem Dafoe incroyable, un Jeff Goldblum en grande forme) et les nouvelles têtes (Jude Law, F.Murray Abraham, la toujours juste Saoirse Ronan). L’autre trademark du réalisateur, c’est la mise en scène cousue main, similaire à la façon dont ces appétissants gâteaux Mendl’s sont emballés : avec une perfection maniaque. Avec ses travellings mathématiques, ses champs contre-champs extrêmes, ses cadrages symétriques et son amour des effets spéciaux artisanaux (à ce titre, la poursuite en ski est un délice), la forme pure et accomplie de Grand Budapest Hotel procure un plaisir à la fois familier et à chaque séquence renouvelé. Au-delà des maniérismes (le format d’image change par exemple à chaque époque, pour correspondre à ceux alors utilisés au cinéma) et des incroyables jeux sur la profondeur, des décors en chausse-trappe, de l’alternance des couleurs primaires et du rythme même du montage, qui donne l’illusion d’être frénétique alors qu’il est méticuleusement équilibré, le film impressionne au final par sa cohérence interne, son absolue confiance dans les codes qu’il établit à un rythme de métronome.

Désenchantement culturel

Grand Budapest Hotel : standing assuré

C’est que, malgré les scènes d’évasion burlesque (avec un Harvey Keitel parfait en compagnon de cellule tatoué), les scènes de suspense et les gags visuels tout droits sortis d’une comédie de la Ealing, le plus important dans cette histoire inspirée des écrits de Stefan Zweig reste la morale qu’Anderson en tire dans les dernières minutes. Derrière l’humour pointe une vision amère de l’art et de la culture en tant que matière essentielle au rayonnement d’une société, que vient écraser de ses bottes un fascisme représenté dans sa forme la plus directe, la plus métaphorique aussi.

Le quotidien gris et pathétique dans lequel nous plongent, en ouverture et en clôture, les scènes situées dans un passé proche, démontrent les ravages d’une société industrialisée sur un monde certes inégalitaire et cruel (c’est d’ailleurs la première fois qu’Anderson se permet quelques incartades sanglantes ou gothiques, comme un chat écrasé ou une tête coupée) mais devenu moins poétique, plus monotone. Un monde confiné aux livres que l’on referme. Ce désenchantement constitue l’ingrédient le plus inattendu d’un film par ailleurs formidablement divertissant et jovial, mené tambour battant jusque dans un générique de fin propulsé par une musique slave de circonstance.


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Quatresurcinq
Grand Budapest Hotel
De Wes Anderson
USA-Allemagne / 2014 / 100 minutes
Avec Ralph Fiennes, Tony Revolori, Saoirse Ronan
Sortie le 26 février 2014
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