Why don’t you play in hell : viva le cinéma ! (Étrange Festival)

par | 10 octobre 2013

Des cinéphages fous doivent filmer deux bandes de yakuzas prêtes à en découdre. Sono Sion orchestre cette improbable « Nuit japonaise » avec un entrain contagieux.

Le relatif anonymat public dans lequel est plongé jusqu’à maintenant la carrière de Sono Sion commence à défier l’entendement. Bien sûr, le cinéaste japonais, qui s’est fait remarquer au début des années 2000 avec le sanglant et cynique Suicide Club a gagné sa place en sélection de nombreux festivals (comme l’Étrange, dont il est un fan déclaré), et fait le bonheur des happy few qui y découvrent, souvent en exclusivité, ses films tournés à un rythme effréné : six d’entre eux sont sortis ces trois dernières années, sans compter son œuvre de jeunesse Bad Film qu’il a enfin monté et son travail pour la télé. Les louanges pleuvent sur ce réalisateur surdoué, inclassable et un peu punk, d’une générosité dans le mélange des genres qui passe chez certains pour une anarchie infantile. Beaucoup ne se sont pas remis de son œuvre marathon Love Exposure, de Cold Fish ou Guilty of Romance, ou de ses deux drames post-Fukushima Himizu et Land of Hope, qui laissaient paraître une facette beaucoup plus intime, torturée du personnage. Nombre de ses œuvres, contrairement à celles de ses confrères (Kitano, Kurosawa, Takashi Miike) sont longtemps restées inédites en France. Les choses commencent seulement à bouger puisque tous ces films, excepté Himizu, sont désormais visibles d’une manière (en VOD seulement pour Cold Fish par exemple) ou d’une autre (de très belles éditions DVD pour Love Exposure et Land of Hope). Why don’t you play in hell ? bénéficiera-t-il de ce regain d’intérêt pour l’un des plus passionnants représentants du cinéma japonais moderne ?

Rien n’est moins sûr, et pourtant, le réalisateur se surpasse une nouvelle fois pour offrir un film-monstre débordant d’énergie, de gags, de tristesse et de mises en abyme artistiques fulgurantes. Pour faire court, il faut imaginer une rencontre improbable entre un film de Fellini saupoudré de Kill Bill, et des hommages appuyés à Godard, Bruce Lee, et Kinji Fukasaku. Si.

Mon royaume pour une caméra en 35 mm

Sono Sion se met le public dans la poche dès le générique, avec une fausse pub plus vraie que nature mettant en scène une petite fille et son dentifrice magique. Qui dit pub nippone dit pop acidulée et ça ne loupe pas : la ritournelle entêtante (c’est le moins que l’on puisse dire) que chante la gamine aura une importance capitale par la suite, pour les raisons les plus improbables que l’on puisse imaginer. L’action se déplace en effet immédiatement dans le temps pour présenter plusieurs personnages n’ayant rien à voir entre eux : une bande de jeunes ciné-fous auto-baptisés les Fuck Bombers (sic) qui pratique le cinéma-guerilla et adore filmer des bastons entre gangsters ; un chef de clan yakuza, Ikegama, qui décide d’acheter un château traditionnel et de transformer tous ses hommes de main en samouraïs à l’ancienne pour « rejeter toute cette influence occidentale » ; son rival en chef, Muto, qui voit sa redoutable épouse partir en prison après qu’elle ait décimé des hommes d’Ikegama venus pour le tuer ; et enfin leur fille, Mitsuko, ado pourrie gâtée un poil sadique, que ses géniteurs auraient bien vu en haut de l’affiche après qu’elle soit devenue une star… avec la fameuse pub pour dentifrice.

« Why don’t you play in hell ? se transforme en un carnage à la fois esthétisant et absurde. « 

La façon dont ces storylines, aussi séparées que surréalistes, vont se rejoindre dans le feu d’artifice final fait partie des multiples plaisirs inattendus dont regorge Why don’t you play in hell ? Se basant sur un scénario de jeunesse du réalisateur, le film change constamment de ton et de rythme, orchestrant avec cette tendance, à la redondance, toujours présente chez Sion, des séquences plaçant ces personnages dans des situations toujours plus tordues et décalées. Il y a ces fameux Fuck Bombers, dont on sent qu’ils sont pour le cinéaste Sion à la fois des porte-paroles de son amour féroce du cinéma et du 35 mm (leur rêve ultime est de pouvoir ne serait-ce que réaliser un film dans leur vie) et de dangereux rêveurs déconnectés de la réalité (leur leader, Hirata se gargarise dix ans après de leur unique réalisation, une bande-annonce très Z qu’ils se repassent en boucle). Lorsque leur quotidien finalement assez pathétique s’entrechoque avec la guerre de clans que se livrent Muto et Ikegama, le film décolle vers une dimension insoupçonnée, où le gore, la réflexion sur le pouvoir de la fiction, l’hommage énamouré aux films de mafia et au chambara, ainsi qu’une charge très directe anti-autoritariste, se télescopent dans un fatras aussi coloré et incontrôlable que touchant.

Carnage cathartique

Ce qui transpire de ce Why don’t you play in hell ? qui culmine et fulmine dans une sorte d’hystérie créatrice contrôlée (Sion se la joue Nouvelle Vague avec une discussion impromptue sur la façon de gérer son premier baiser, avant de se lancer dans un climax ultra-sanglant et quasi cartoonesque qui rappelle Tarantino à l’ordre), c’est avant tout l’amour du médium cinématographique, que Sion embrasse, malgré une filmographie déjà conséquente, avec l’ardeur d’un jeune premier qui découvrirait les joies du montage alterné, des ruptures tonales et des effets spéciaux artisanaux – quoique le sang numérique fait une apparition remarquée sur la fin. Il y a de l’allégresse dans cet enchâssement de gags crétins (Ikegama en particulier est un savoureux personnage de boss tantôt noble, tantôt neuneu) et de moments mélodramatiques, dans la description de ses héros tous aussi irrécupérables qu’irrésistibles.

Sur la fin, Why don’t you play in hell ? se transforme en un carnage à la fois esthétisant et absurde. Sion se déchaîne dans la violence et l’ivresse qu’elle procure à ses géniteurs (les Fuck Bombers sont en quelque sorte amenés à filmer le « snuff movie » ultime : le règlement de comptes entre les yakuzas), en soulignant avec ironie le caractère fictionnel de son jeu de massacre. La fiction n’a plus lieu d’être dès lors qu’elle a totalement contaminé la réalité, ce que l’irruption symbolique des forces de police, semblable, mais en mode sérieux, à celle de Sacré Graal, vient souligner avec pertinence. Il ne reste dès lors plus à Sion qu’à orchestrer un dernier plan séquence révélateur, une séquence catharsis littérale qui se transforme, dans un génial éclair de lucidité, en explosion de l’illusion cinématographique. Inutile d’en dire plus : avec un peu de chance, vous pourrez découvrir bientôt ce petit bijou près de chez vous.