’71 : la nuit du chassé

par | 20 mars 2023

’71 : la nuit du chassé

Couvert de prix à sa sortie et porté par un Jack O’Connell à l’écrasante présence physique, 71 dépeint le Belfast des années troubles avec un punch remarquable.

Comme son titre le laisse supposer, ’71 est le genre de long-métrage qui file droit à l’essentiel. Direction 1971, année vers laquelle nous projette Yann Demange, réalisateur français ayant grandi à Londres, en plein cœur d’un match de boxe. Il ne s’agit pas d’une compétition, mais d’un entraînement destiné aux jeunes recrues de l’armée britannique, qui doivent apprendre avant d’être envoyés sur le terrain « à prendre des coups ». Le message est clair puisque la caméra s’accroche à l’un d’entre eux à bout de souffle, Gary Hook (Jack O’Connell dans l’un de ses premiers rôles) : il va devoir encaisser et cultiver sa résilience pour espérer venir à bout des épreuves qui vont tester son instinct de survie.

Car le premier terrain d’action sur lequel Hook et ses camarades (réduits à l’état de silhouettes) vont être projetés n’est pas loin : Gary est envoyé à Belfast, à l’aube de ce que l’on appellera bientôt « les Troubles ». Protestants et catholiques s’y déchirent pour le contrôle de la ville, avec la participation problématique de l’armée et de barbouzes locaux. Simple soldat devant maintenir l’ordre, Gary est bientôt séparé de son unité suite à une descente policière qui tourne mal, et se retrouve isolé en pleine nuit, « en territoire ennemi » et pourchassé par l’IRA. Une longue nuit commence…

Un soldat parmi nous

’71 : la nuit du chassé

Comme l’a rappelé Yann Demange, connu alors comme l’auteur de l’excellente mini-série Dead Set, lors de la promotion de ’71, tout ou presque a été dit sur l’IRA et le climat de guerre civile qui a défini l’Irlande du Nord au cours du 20e siècle. Du Mouchard de John Ford à Bloody Sunday, un imaginaire cinématographique s’est créé dans l’esprit du public autour de ce décor, de ces problématiques et de l’atmosphère qui régnait alors à Belfast et dans la région. C’est en partie ce qui explique le côté dégraissé à l’extrême de ’71, pensé et tourné comme un survival, sans qu’il n’y ait vraiment besoin de cartons explicatifs ou de mise en situation préalable.

« Gary Hook n’est ainsi guère plus qu’une page blanche, un troufion aux aspirations demeurant floues. »

Le personnage de Gary Hook n’est ainsi guère plus qu’une page blanche, un troufion aux aspirations demeurant floues, et dont nous n’apprendrons rien si ce n’est qu’il aime son petit frère plus que tout. Avare en paroles y compris avec ses camarades soldats, ballottés par les événements et réagissant à chaque situation par instinct, Hook est avant tout une présence physique qui déclenche des situations de tension et fait s’agiter tout un microcosme de personnages, que Demange dépeint avec un certain sens du surréalisme. En témoigne ce petit gamin unioniste tenant en respect tous ses aînés par sa gouaille, et qui mènera Hook dans un lieu (pense-t-il) sécurisé.

Dans les entrailles de Belfast

’71 : la nuit du chassé

S’il n’est guère révolutionnaire dans son discours antimilitariste renvoyant tous les camps dos à dos (les bavures sont mises sous le tapis même quand des innocents meurent, les agents du renseignement tissent des alliances contre nature), et se laisse fréquemment aller à des excès d’afféterie avec sa caméra, pour simuler par exemple la désorientation de Gary, Demange parvient toutefois à donner un sacré punch à son premier essai cinématographique. Bien qu’il n’ait pas filmé les lieux de l’action (le film a été tourné en Angleterre), les ruelles sinueuses, les pubs délabrés et les cités grisâtres et menaçantes de Belfast contribuent à dessiner un labyrinthe mental et géographique évocateur et angoissant. L’influence déclarée du Carpenter de New York 1997 et du Walter Hill des Guerriers de la nuit se fait clairement sentir, même si ’71 est loin de se laisser aller à la même fantaisie. Il est également impossible de ne pas penser à Point Break lors d’une prodigieuse course-poursuite à pied, où Gary doit éviter les balles tout en découvrant les recoins, cachettes, impasses et passages étroits que recèle la ville.

Sans temps mort, spectaculaire et ne rechignant pas à montrer la violence sous un jour viscéral, ’71 pourrait se résumer à une série B de grand standing si la qualité du casting ne lui donnait pas une certaine gravité dramatique. Outre le jeune Corey McKinley évoqué plus haut, bluffant du haut de ses 9 ans, Sean Harris (Prometheus, Mission Impossible Fallout), en agent double à la moustache imparable et aux intentions mystérieuses, est particulièrement mémorable, tout comme, dans un petit rôle de toubib philosophe, Richard Dormer (Dark Touch, Hyena). Mais c’est avant tout Jack O’Connell, qui impressionne dans un rôle quasi muet où toutes ses émotions se lisent sur son visage tuméfié, son corps à la fois massif et brisé. Le comédien, qui se révèle ici après Les poings contre les murs, endosse un rôle ultra-physique et tient le film sur ses épaules sans jamais en faire trop. Sa relative innocence et sa peur mêlée de rage résument, de scène en scène, tout le cœur et l’âme d’un film brut de décoffrage.