Lorsque les lumières s’éteignent et que le générique de The Grandmaster débute, n’importe quel amoureux du cinéma de Wong Kar-Wai ne peut s’empêcher d’avoir en tête l’histoire du tournage du film. Il aura fallu trois ans au réalisateur des Cendres du temps pour rendre une copie distribuable (comprendre, pour arrêter de remonter son film dans tous les sens et le montrer enfin au public) de sa dernière grande œuvre, saga martiale consacrée au maître de Bruce Lee, Ip Man. WKW murissait le projet depuis le début des années 2000, bien avant que la figure historique redevienne un emblème national avec la saga à succès de Wilson Yip. Après avoir convaincu ses acteurs fétiches, au premier lieu desquels Tony Leung Chiu-Wai, d’apprendre le wing chun (ou boxe chinoise) pour les besoins du film, et sur la base d’un simple traitement, WKW s’est lancé dans l’un de ces tournages marathon dont il s’est fait le chantre, alliant une quête presque philosophique de perfectionnisme à une volonté farouche de laisser son inspiration du moment, et les aléas de la vie, guider son travail.

[quote_left] »Si les détails de l’histoire de The Grandmaster ne sont pas des plus complexes, celle-ci exaspère par son irrégularité. » [/quote_left]Et des aléas, le tournage de The Grandmaster en a connu, du bras cassé de Tony Leung à la reconstruction de certains décors, en passant (mais c’est moins grave) par sa non-sélection au festival de Cannes, un crève-cœur pour le cinéaste comme pour Gilles Jacob, amoureux transi de son cinéma. Dans sa version actuelle – le réalisateur jure pour l’instant qu’il n’y aura pas d’autre montage – The Grandmaster, qui a perdu un « s » dans le processus, est donc moins le blockbuster arty qu’on attendait depuis des années, qu’une œuvre aussi étrange que magnifique. Un précipité sublime où tout dimension biographique et chorale est mise de côté au profit de fulgurances visuelles typiques du cinéaste (même si celui-ci, comme sur My blueberry nights, s’est séparé de son chef op’ Chris Doyle, remplacé par Philippe Le Sourd, fidèle collaborateur de Jean-Pierre Jeunet). S’il n’est pas aussi hermétique que ses derniers films, The Grandmaster déroute pour ainsi dire du début à la fin, l’un des principales influences de WKW ayant apparemment été… Il était une fois en Amérique de Sergio Leone, cité directement dans la bande-son.

Dernier train pour Hong-Kong

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L’histoire de The Grandmaster débute en 1936, alors que la vie d’Ip Man, la quarantaine naissante, est sur le point de basculer. Prodige martial respecté par ses pairs et père de famille heureux mais distant, Ip Man relève le défi proposé par Baosen, à la tête de l’Ordre des arts martiaux chinois, qui cherche son successeur. Ip Man affronte et triomphe des différents maîtres du Sud, mais trouve aussi son égal en la personne de Gong Er, fille de Baosen, qui pratique le style du Ba Gua et maîtrise la figure légendaire des 64 mains. Leur fascination mutuelle sera sans lendemains : la guerre éclate, puis vient le temps de l’Occupation japonaise, de la famine, de la vengeance et des tragédies… Le train de l’Histoire est en marche, et va heurter tous ces « grands maîtres » de plein fouet.

« Le kung-fu se résume en deux mots : horizontal et vertical ». C’est sur la voix off de Tony Leung que s’ouvre le film, alors que débute une première longue séquence de combat sous la pluie. Ip Man est seul contre tous, l’époque est indéterminée, l’ennemi anonyme, mais l’essentiel est ailleurs : dans cette façon méthodique qu’a le maître d’envoyer ses adversaires au tapis (en position horizontale, donc), en faisant abstraction des éléments. La démarche de Wong Kar-Wai est tout entière contenue dans ce prologue hors du temps, où l’alternance entre ralentis extrêmes ou saccadés (griffe stylistique presque copyrightée) et sécheresse de coups portés à vitesse réelle produit un décalage hypnotique. Il ne cherche pas à émuler l’excitation primaire que peuvent procurer, au hasard, des Tsui Hark ou des Yuen Woo-Ping (ici chorégraphe des combats), mais à en saisir l’essence spirituelle. Réglées comme des ballets – le terme n’est pour une fois pas usurpé -, les différentes scènes d’empoignades martiales de Grandmaster se révèlent comme autant de laboratoires esthétiques, illustrant, autant que les moments intimes et éthérés qui parsèment le métrage, le thème irriguant toute l’œuvre de WKW : la notion d’héritage.

Insaississable Histoire

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Ce n’est pas un hasard si le récit, qui met en scène le destin de plusieurs grands maîtres (Ip Man et Gong Er sont les plus mis en avant, mais on suit aussi l’évolution d’autres personnages comme « La Lame » ou l’un des disciples de Baosen, qui finira par assassiner son maître) court sur plus d’une vingtaine d’années, de l’arrivée des Japonais à la fermeture des frontières hong-kongaises. Cette époque tourmentée mais capitale de l’histoire de la Chine est observée avec sa sensibilité coutumière par un cinéaste nostalgique mais lucide, à l’image de son principal héros, interprété avec une rigoureuse sobriété par un Tony Leung. Moins qu’un mentor tout-puissant, Ip Man est surtout décrit ici comme un témoin tour à tour passif et résigné de sa propre existence. L’histoire d’amour impossible qui le lie à Gong Er, figure éminemment tragique (et fictive) de femme s’émancipant à travers les arts martiaux, importe peu malgré les apparences. Ce qui motive chaque protagoniste, c’est la façon dont l’héritage de son savoir va être transmis : à qui, dans quel but, sous quelle forme ? Ce qui se joue dans ces chassés-croisés entre différentes écoles d’arts martiaux, c’est bien l’héritage, le passé d’un pays tout entier, dont les soubresauts ne sont qu’une toile de fond cloisonnant Ip Man et ses pairs dans un monde trop suranné, trop « binaire » pour subsister. En temps de guerre, être un prodige du wing chun n’est d’aucune aide pour nourrir un enfant, comme Ip Man en fait la douloureuse expérience.

WKW oppose ainsi, dans de fragiles entrelacs narratifs, chroniques intimes et souffle de l’Histoire avec un grand H, de manière léonienne, mais pas pour autant satisfaisante. Le problème de The Grandmaster, malgré sa formidable facture visuelle (la confrontation centrale dans une gare sous la neige, avec ce train qui n’en finit pas de filer, laisse pantois), demeure son montage, qu’on devine inachevé, hésitant, non pas dans ses transitions, mais dans sa logique globale. Chaque événement est survolé, narré plutôt que d’être montré, chaque personnage esquissé grossièrement. L’accent est mis dans les dialogues sur la sentence métaphorique, au détriment d’une certaine forme de cohérence : si les détails de l’histoire de The Grandmaster ne sont pas des plus complexes, celle-ci exaspère par son irrégularité. Cela n’est pas une surprise venant de WKW, styliste plus obsédé par la « transmission du ressenti » que par l’explication de texte. C’est un procédé qui permet de nombreux et fugaces moments de grâce, lesquels ne suffisent pas à masquer l’inconsistance d’un récit craquelé de toutes parts, jusqu’à sa séquence post-générique, invraisemblable montage cut de séquences de combats ponctué par un regard caméra comique de Tony Leung nous invitant à « choisir notre style » (sic). On en ressort enivré par les volutes familiers d’un réalisateur passé maître dans l’art de créer des textures d’images inédites – le film a été tourné avec les derniers rouleaux de pellicule fabriqués par Fuji -, mais aussi incroyablement frustré à cause de ce sentiment tenace d’avoir assisté, malgré les années de tournage et de montage acharné, à un work in progress pas entièrement dépoli. WKW demeure ainsi, comme le(s) maître(s) qu’il honore ici, insaisissable.

 


[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]

The Grandmaster, de Wong Kar-Wai
2013 / HK-Chine-France / 122 minutes
Avec Tony Leung Chiu-Wai, Zhang Ziyi, Chang Chen
Sorti le 17 avril
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