Anon : Andrew Niccol fait son Black Mirror

par | 11 mai 2018

Quand le réalisateur de Gattaca imagine une société où le partage de données devient notre raison de vivre, ça donne Anon, un thriller original mais pas si novateur.

Dans l’esprit du grand public, Andrew Niccol reste attaché depuis bientôt deux décennies à un vrai classique moderne de la science-fiction : Bienvenue à Gattaca. Un coup de maître, hommage plus qu’adaptation littérale à Aldous Huxley, qui fut suivi presque immédiatement par un autre quasi chef d’œuvre, The Truman Show, anticipant avec une précision visionnaire notre addiction à la « fiction du quotidien », que Niccol se contentait cette fois d’écrire. Ces premiers pas ont suffi à garantir à l’auteur et metteur en scène américain une carrière et une réputation, et il s’en est montré au moins une fois à la hauteur, à l’occasion du moraliste mais mordant Lord of War en 2005. Depuis, la filmographie de Niccol ressemble à une série de graves accidents de parcours : des sorties de route nommés Time Out, Good Kill et surtout Les âmes vagabondes – sans doute ce que le sous-genre de la dystopie pour ados a produit de pire -, qui ont essoré l’un après l’autre tout le capital sympathie que l’on gardait pour lui. De retour cette fois sur Netflix, grâce à une production à capitaux allemands, Niccol tente avec Anon de remonter la pente, par la petite porte. Le film, qui explore de manière minimaliste un futur conceptuel à la manière de Gattaca et Time Out, lui permet-il de se racheter une conduite ?

Déconnexion impossible

Bienvenue dans un monde où l’anonymat est une notion du passé. Dans Anon, notre cerveau est devenu un ordinateur de bord ultra perfectionné, une sorte de data center en surchauffe qui ne se repose que lorsque vous fermez les yeux. Partout dans la rue ou à votre travail, des données inondent votre champ de vision, vous permettant de connaître en un regard l’identité et le passé de chaque individu, de vous envoyer des données vidéo et de chatter à même la cornée, sans même cligner de l’œil. Dans cet univers partagé où chaque vie est un flux de données constant, l’inspecteur Sal Friedland (Clive Owen) a besoin de peu de choses pour résoudre ses enquêtes : les policiers ont ici un accès illimité aux archives mémorielles des citoyens, ce qui rend les mensonges, et donc les crimes, d’autant plus risqués. Les choses se compliquent quand Sal croise une jeune femme (Amanda Seyfried) à l’identité inconnue. Pas de dossier, pas d’historique : cette mystérieuse apparition a réussi à déjouer le système. Elle devient de fait le principal suspect d’une série de meurtres où le tueur a à chaque fois piraté le cerveau de ses victimes, pour qu’ils adoptent le point de vue de leur bourreau au moment de mourir…

Si ce postulat peut vous évoquer Black Mirror (et notamment son épisode « The Entire history of you »), c’est normal. La série pilotée par Charlie Brooker est devenue en quelques saisons notre référence inconsciente en matière d’anticipation angoissante. Niccol était là bien avant, et il est évident qu’outre le patrimoine littéraire anglo-saxon, des œuvres comme Gattaca et The Truman Show constituent des références matricielles pour l’anthologie britannique qui tacle les dérives possibles de notre technologie numérique. Les questions d’identité, de libre arbitre, d’affirmation de notre personnalité dans une société qui laisserait de moins en moins d’espace à nos pensées intimes, sont autant de thèmes qui agitent à la fois le travail de Niccol et de Brooker. Mais bien qu’Anon revendique une ambition cinématographique, avec notamment un jeu probant sur les formats de l’image définissant la frontière entre le subjectif (le point de vue des personnages, envahi par un flot de méta-données constant) et l’objectif (le format Cinémascope réservé au regard du metteur en scène), on ne peut s’empêcher de voir le film comme une tentative de réponse à l’acuité thématique de Black Mirror. Un moyen de revenir « dans le coup » en adoptant cette même économie de moyens, ce même jeu sur le décalage narratif et visuel permis par un concept aussi inquiétant que plausible, métaphore très actuelle de la manipulation de nos données personnelles (coucou Facebook) et plaidoyer évident en faveur du droit à l’oubli numérique.

Intrigue rétro pour monde futuriste

Cette parenté artistique n’empêche pas de donner du crédit au film, qui se révèle plus jubilatoire et rigoureux qu’un Time Out handicapé par un concept à la logique interne improbable. On peut être étonné par la sécheresse stylistique et l’inhumanité déprimante du futur décrit par Anon, mais ce vide urbain nimbé d’un désespérant silence n’est que la conséquence d’une technologie permettant à chaque individu de vivre en communiquant avec son cerveau. Est-il si irrationnel d’imaginer notre civilisation devenir purement cérébrale, omnisciente et connectée en permanence ? Cette vision est renforcée par une opulence de décors épurés, à l’architecture tantôt brutaliste, tantôt exagérément fonctionnelle. Plus d’ordinateurs, de téléphones et d’écrans : la boucle de notre addiction aux écrans est ici bouclée dans son hypothèse la plus extrême.

Logique, dans ce cas, que l’appétit de révolte du personnage d’Amanda Seyfried, dont les yeux écarquillés maintiennent le mystère entier sur ses motivations, se déploie au sein d’une intrigue purement rétro, « analogique », de film néo-noir. Tout y est : un flic solitaire hanté par un trauma et manipulé, une femme fatale ouvrant la porte d’un monde parallèle excitant, des liaisons dangereuses (le film n’est étonnamment pas avare en scènes chaudes), un troisième acte feuilletonesque où l’enquête doit se résoudre de manière rationnelle – et quelque peu décevante, il faut l’avouer. Niccol extirpe quelques scènes fortes de cette intrigue menée à un rythme indolent, basées le plus souvent sur le piratage du point de vue de Friedland : à la merci du tueur, Clive Owen doit se débattre avec des hallucinations numériques et des manipulations du décor qui l’empêchent de voir la vérité, ou plus prosaïquement l’ascenseur en face de lui. L’idée est aussi méta que riche en possibilités, et il est encore plus excitant d’imaginer ce que des formalistes surdoués comme De Palma ou Fincher auraient pu en faire. Mais avec ses petits moyens (on peut compter les figurants sur les doigts d’une main, et en dehors des incrustations de « data », les effets numériques sont ici assez ratés), et armé pour une fois d’un pitch convaincant, Niccol parvient ici à faire amende honorable, ce qui est déjà plus que ce qu’on espérait.