La décevante masterclass donnée en janvier par Steven Spielberg à la Cinémathèque aura au moins eu une utilité : rappeler une bonne fois pour toutes aux béotiens et amateurs de raccourcis faciles que le cinéaste américain ne vit, respire et pense que pour une seule chose : les films, toujours les films. À ceux qui regardent de haut sa propension avouée à « deviner ce que veut le public » (une question que certains financeurs de notre cher cinéma hexagonal feraient bien de se poser plus souvent), Spielberg répond à chaque fois de manière détournée, mais magistrale.

Non, le réalisateur de La liste de Schindler n’a pas d’origines agricoles auxquelles il aurait voulu rendre hommage avec Cheval de guerre, pas plus qu’il n’avait d’ancêtre esclavagiste qui lui aurait inspiré Amistad (1). Si les histoires qu’il raconte paraissent si évocatrices, si universelles et intimes à la fois, c’est parce que Spielberg, en amoureux du médium, se donne à chaque fois pour but d’en épuiser toutes les possibilités pour y parvenir. Son parcours personnel, ses thèmes de prédilection, ses motifs visuels, tout le monde les connaît : pourtant, aussi « auteur » qu’il soit, Spielberg a souvent voulu se présenter comme un artisan à la Michael Curtiz, un cinéaste à louer qui se jetterait sur chaque nouveau projet comme sur un cadeau de Noël. Mais l’ère des metteurs en scène sous contrat est révolue, et le fils prodigue est depuis longtemps son propre patron. Ses figures tutélaires (Kubrick, Lean, Ford, Kurosawa) lui servent désormais de guide dans ses choix : celui qui est devenu à son corps défendant l’emblème mondiale de la machine à rêves hollywoodienne s’est plongé dans l’expérimentation à tout crin, abordant chaque nouveau long-métrage comme s’il fabriquait encore ses courts en super 8. Après un Tintin jubilatoire à la pointe de la modernité, Cheval de guerre s’avance comme un projet casse-gueule, un livre d’images rétro à la naïveté portée en étendard, sevré d’illusions digitales et d’artifices narratifs. Un film de simple artisan, peut-être ?

C’est l’histoire d’un canasson…

Le major Stewart (Benedict Cumberbatch) et le capitaine Nicholls (Tom Hiddleston) préparent une charge épique.

Comme son nom l’indique, Cheval de guerre s’accroche aux basques d’un pur-sang durant les sombres années de la Première guerre mondiale. Surnommé Joey, le canasson devient le meilleur ami du garçon de ferme Albert (Jeremy Irvine, pas une révélation, mais convaincant), qui s’occupe de son dressage alors que son père, infirme et alcoolique, maudit le ciel d’avoir eu l’idée d’acheter cette bête impropre au labour. Puis bientôt, la guerre débarque dans cette province idyllique du Devon, et Joey est vendu à l’armée. À partir de là, le scénario adopte un rythme feuilletonnant au fur et à mesure que les différents propriétaires du cheval (les Anglais, puis deux frères déserteurs de l’armée allemande, une famille française, puis à nouveau les militaires…) se succèdent. Dans ce conflit qui marque l’irruption de la révolution industrielle dans les combats, Joey est une espèce en voie de disparition, mais pourtant pleine de ressources.

Contrairement à nos amis chiens et chats, le cheval n’est pas forcément un animal sur lequel peut se baser un récit appelant à une certaine forme d’anthropomorphisme. Cet écueil, que pouvaient éviter le récit et la pièce de Broadway que le film adapte, Spielberg le prend forcément pour un défi. C’est par la force de sa mise en scène que va se créer l’empathie, utilisant des mécaniques éprouvées pour nous plonger, avec Joey, dans les tranchées.

Toiles de maîtres

Joey, un cheval projeté dans les tranchées de la Première guerre mondiale.

Il y a déjà la musique de John Williams, exubérante, faussement classique, même si généreuse en gros violons. Elle accompagne Joey dès sa naissance, soulignant dès lors chaque état émotif du cheval. Il y a ensuite, bien sûr, la science du cadre de Spielberg, dont on ne rappelle jamais assez qu’il est un maître du découpage et du plan signifiant. Voire ce raccord fabuleux entre la charge épique menée par l’armée anglaise, où en deux plans (le regard plein de désespoir d’un jeune officier apercevant la mitrailleuse de l’ennemi pointée sur lui, suivi d’un raccord sur Joey, galopant désormais sans cavalier sur le dos), le réalisateur traduit la vaine sauvagerie des combats et le gâchis de vies qu’ils représentent. Ou ce moment, suivant l’annonce de l’armistice, où la caméra recule, depuis une auberge en liesse dans un travelling vertical pour révéler l’étable où le cheval héroïque, rescapé du no man’s land, mange tranquillement son foin, indifférent au monde des hommes et à leur folie. Quand à l’utilisation des ailes du moulin pour masquer la tragique destinée des deux frères soldats, elle se passe de commentaires. Spielberg nous rappelle durant deux heures et demi de pure maîtrise qu’il n’est pas le cinéaste le plus connu du monde par hasard.

Il y a enfin l’image, digne d’enluminures classiques, du fidèle Janusz Kaminski. D’une beauté estomaquante, Cheval de guerre ne se départit à aucun moment de sa haute exigence picturale, jouant à la manière d’un Seigneur des anneaux sur le contraste entre les verdoyantes prairies où le canasson s’épanouit, et les boueuses et humides tranchées où s’entassent des soldats paralysés par la peur. Entre les deux extrêmes, entre ce champ que laboure par la force de sa volonté le pur-sang, et les barbelés du no man’s land où il s’emmêle et doit abdiquer, le film déploie toute sa force dans l’exploration débordante de vie de ses décors en dur.

Les fantômes du passé

Spielberg souligne la nature d’observateur de Joey, pour mieux créer l’empathie avec le spectateur.

Cette splendeur sans fin trouvera paradoxalement ses détracteurs, la mise en scène s’adaptant au rythme de l’illustration patiente d’une époque, à la fois réaliste et fantasmée. Qu’on ne s’y trompe pas : s’il aborde une nouvelle fois l’univers de la guerre moderne, cette fois par le prisme d’une fable équine, Spielberg ne se voit pas comme un philosophe brassant des grands principes de paix et d’idéaux perdus. Cheval de guerre n’est pas un nouveau Sentiers de la gloire (pas plus qu’il n’est un nouveau Joyeux Noël, heureusement), et s’il embrasse avec trop d’amour les codes d’un cinéma disparu – pourquoi, mais pourquoi fallait-il que tout le monde parle anglais avec un accent à couper au couteau, même nos pauvres acteurs français ? -, c’est justement pour ne pas se donner des airs de donneurs de leçons.

Lorsque l’épopée, tantôt exagérément lacrymale, tantôt idéalement lyrique, se termine dans un chromo flamboyant où brille le fantôme de David Lean, on sait que Spielberg a, comme avec le « petit film » E.T. ou Arrête-moi si tu peux, réussi à nous toucher au cœur sans que l’on y prenne garde. Il a, comme son héros à quatre sabots, lui aussi franchi une barrière insurmontable (notre cynisme toujours prêt à dénigrer l’accumulation de grands sentiments) pour se hisser à nouveau dans notre mémoire collective. Sacré bonhomme.

(1) Référence à une question passablement stupide de Serge Toubiana durant la Masterclass.


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Quatre sur cinq
Cheval de Guerre
De Steven Spielberg

USA / 2011 / 147 minutes
Avec Jeremy Irvine, Benedict Cumberbatch, Peter Mullan
Sorti le 22 février
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