Angleterre, pendant la Guerre Froide. Le MI-6, surnommé le Cirque par ses membres, est en crise, car une taupe russe s’est infiltrée au sommet de la chaîne de commandement. Et c’est au retraité George Smiley, débarqué de l’Agence après l’échec d’une mission en Roumanie, que le gouvernement fait appel pour débusquer le traître, enclenchant une enquête où les faux-semblants et la paranoïa sont rois.

La question est simple : depuis quand n’avez-vous pas vu de vrai film d’espionnage ? Une véritable histoire de secrets d’état, d’agents doubles, d’écoutes illégales et de secrets murmurés dans un langage codé à des costards-cravate impassibles. Les espions, les vrais, ne sont que rarement des hommes d’action, L’affaire Cicéron, Icpress danger immédiat ou La lettre du Kremlin l’ont rappelé il y a bien longtemps. L’important dans le monde des services secrets, c’est la réflexion, la stratégie, l’attente. Dans un élan d’ambition qui ne lui ressemble plus guère, Robert de Niro avait tenté un retour sérieux autant que nostalgique à ce genre avec son sous-estimé Raisons d’État, chronique bancale de 30 d’histoire de la CIA. La Taupe est l’écho britannique de cette tentative de revenir aux racines d’un univers cérébral, souvent labyrinthique, toujours à double fond. Avec en prime un casting clinquant, quasi-who’s who du 7e art briton dominé par un Gary Oldman tout en retenue et en veste tweed, bien loin de l’image d’Epinal d’un Bond plutôt branché Armani.

Signes extérieurs d’intelligence

George Smiley, maître espion et homme de l’ombre par excellence.

Ce n’est pas la première adaptation du roman de John Le Carré, premier opus d’une trilogie consacrée à George Smiley, proche cousin de Harry Palmer avec ses indéboulonnables lunettes à grosses branches (aussi iconiques que le verre de Martini de 007) et son allure de fonctionnaire faussement placide et son regard reptilien, signe extérieur d’une intelligence qui jamais ne trouve de repos. La BBC avait déjà proposé sa version de l’histoire, avec Alec Guinness, et les scénaristes de La Taupe ont eu la tâche beaucoup plus difficile de condenser en deux heures cette histoire éclatée sur plusieurs pays, où se croisent une douzaine de personnages principaux. D’où une intrigue élaguée au maximum, pleine de non-dits, et de frustration pour le spectateur qui ne fera pas l’effort de s’impliquer dans les rouages  de cette enquête. Étrange d’ailleurs de constater le rejet d’une partie du public face à l’hermétisme narratif du film, pourtant bien plus limpide au final par exemple qu’un Quantum of Solace (vous avez compris ce que voulait dire le titre après avoir vu le film, vous ?).

Sa rigueur fictionnelle, La Taupe la déroule avec obstination dès la séquence inaugurale, moment de suspense archétypal du genre, où un espion effectue une rencontre à haut risque avec un informateur dans un pays de l’Est. À partir de ce point de départ familier, le film présente une galerie de personnages principalement caractérisés par leurs silences, leurs échanges de regards et leur garde-robe. Les espion du Cirque, présentés comme des fonctionnaires détruits par un métier isolant au possible, ne sont définis que par la hiérarchie : jamais, ou presque, l’ennemi n’apparaît sous nos yeux. C’est la déliquescence d’une micro-société empoisonnée par le doute qui est au cœur du récit, alors que Smiley, qui jamais ne nous aiguille sur le fil de sa pensée (par le biais d’une voix-off par exemple, solution de facilité habituelle), avance ses pions un à un, envoyant son homme de main Peter Guillam (Benedict Cumberbatch, dans la position d’un Watson après avoir été Sherlock Holmes à la télé) sur le terrain pour dérober des documents décisifs. Autour de ces manigances gravitent des électrons libres, des « barbouzes » interprétés par Tom Hardy et Mark Strong, par lesquels va avancer l’enquête, entre Paris, Budapest et la Tunisie.

Un bien triste Cirque

Le cirque en réunion de crise dans son bocal : un ange passe…

Mais le paysage dominant du film, qui alterne à un rythme métronomique flash-backs et digressions nostalgiques, reste le Cirque lui-même, triste monde en vase clos, où mêmes les bureaux sont posés telles des bulles pressurisées dans de vastes salles déshumanisées. On sous-estime trop souvent l’importance de la direction artistique d’un film se déroulant au XXe siècle. Les années 60 et 70 nous sont familières, et le travail effectué sur les décors de La Taupe pourrait passer pour du classicisme pépère. Rarement pourtant l’environnement d’un film aura autant contribué à figurer le paysage mental de ses personnages, tous brisés par la paranoïa et la solitude.

C’est semble-t-il la spécialité de Tomas Alfredson, cinéaste déjà vétéran lorsque le monde a découvert son incroyable Morse (aka Let the right one in), et qui s’applique comme dans son chef-d’œuvre vampirique à isoler son casting dans des cadres à la géométrie glaciale et peints de couleurs grises ou gentiment criardes rongées par une obscurité tentaculaire. À contre-courant des attentes pour un projet aussi prestigieux, Alfredson prend son temps, préférant jouer sur le ressenti (le film est bercé par une mélancolie aussi surprenante qu’insistante) que sur le plaisir plus immédiatement ludique du suspense pur – voir la façon dont est géré le dénouement, anti-spectaculaire au possible.

C’est dans cette richesse artistique et ce parti-pris thématique, propice à l’évocation judicieuse d’un monde pas si éloigné du nôtre, obsédé de manière presque infantile (ce n’est pas un hasard si les protagonistes, à une douloureuse exception près, sont tous masculins) par l’idée de choisir un camp et de « laisser sa marque » – les fameux barbouzes, pour avoir eu le désir de s’échapper de ce carcan, voient leurs illusions cruellement ramenées à néant -, que La Taupe construit sa réussite. Plus en tout cas que dans une enquête dont l’issue est finalement accessoire, tant les « usual suspects » apparaissent comme des pantins dérisoires, des rouages interchangeables pour qui le patriotisme est avant tout une affaire de résultats.


[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]
Quatre sur cinq
La Taupe (Tinker Tailor Soldier Spy)
De Tomas Alfredson
2011 / Angleterre-France-Allemagne / 127 minutes
Avec Gary Oldman, Benedict Cumberbatch, Colin Firth
Sortie le 8 février 2013
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