Chez moi : la réussite, à tout prix

par | 21 avril 2020

Un publiciste déclassé fait (vraiment) tout pour remonter l’échelle sociale dans Chez moi, fascinant et prévisible thriller signé des frères Pastor.

La vie ressemble rarement au bonheur parfait que nous vendent les publicités pour des agences immobilières ou des spécialistes de la cuisine ultra-moderne. Cette évidence, dans Chez moi, le nouveau film des frères Pastor (Infectés, Les derniers jours), frappe de plein fouet Javier Muñoz (l’omniprésent Javier Gutiérrez, vu dans La Isla Minima et Champions, mais aussi sur Netflix dans El Autor et Mirage). Un publicitaire, justement, dont les tics usés et les campagnes de promo farcies de clichés ont atteint leur date de péremption. Au chômage, dépassé par la nouvelle génération, le quinqua doit se résoudre à quitter son appartement grand luxe avec baie vitrée et volets automatiques (c’est important), pour emménager avec femme et enfant dans le petit trois-pièces qu’il sous-louait dans la banlieue de Barcelone. Une situation qui devient vite intolérable pour Javier, qui s’aperçoit qu’il a gardé un double des clés du dit appart, et se met en tête de le visiter incognito, sans se faire voir des nouveaux propriétaires. Il fouille ce faisant dans la vie de Tomás (Mario Casas), un riche père de famille au lourd passé d’alcoolique. Petit à petit, le déclassé frustré s’immisce dans le quotidien du couple : la dérive laisse place à l’obsession. Javier a désormais un plan, et il est prêt à aller jusqu’au bout quoiqu’il en coûte…

Un parasite à la maison

Absents des écrans depuis le doublé post-apocalyptique qui les avait révélés, Alex et David Pastor font un retour inattendu mais marquant avec Chez Moi. Le film a été logiquement comparé depuis sa sortie sur Netflix à Parasite : les deux films partagent en effet ce thème du déclassement vécu comme une injustice par ceux qui vivent dans la promiscuité et le dénuement. La différence vient du fait que l’appartement, symbole d’un matérialisme poussé dans ses derniers retranchements (la réalisation se charge d’appuyer subtilement sur les aspects saillants – les fameux volets roulants, un robinet qui goutte, un âtre de cheminée massif, un couloir exigu – qui différencient chacun des lieux de vie visités), n’est pas véritablement au centre de la narration, et que notre « héros » expérimente de lui-même ce jeu d’ascenseur social extrême. Chez moi, comme son compatriote Malveillance, réalisé par Jaume Balaguero, est un film noir hitchcockien qui prend fait et cause pour un personnage qui se découvre sociopathe, et avec lequel la narration nous pousse d’abord à entrer en empathie. D’abord parce qu’il subit un sentiment d’humiliation universel (le chômage, la sensation de devenir inutile à la société passé un certain âge), puis parce que le film nous le montre s’accrocher bizarrement à un vestige du passé dérisoire, mais qui peut malgré tout lui apporter une forme de réconfort. Mais le récit bascule bientôt dans l’univers, bien connu des scénaristes américains des années 90, du « thriller domestique », ce genre de série B à la JF partagerait appartement ou Obsession fatale, dans lequel une famille est pourrie de l’intérieur par un élément étranger, calculateur et motivé par l’envie et la jalousie. Un parasite, on y revient donc.

« Magistralement interprété par Gutierrez, Javier nous fait traverser tout un spectre contradictoire de sentiments. »

Ce basculement a beau être attendu (la façon dont Javier traite son fils ou réagit aux entretiens d’embauche qu’il rate indique, quelque part, que le personnage est déjà à bout, passé du côté obscur comme on dirait dans une lointaine galaxie), à l’image d’un dernier acte où la suspension d’incrédulité s’avère plus que nécessaire vus les raccourcis qu’emprunte le scénario, Chez moi fascine par la nature même de son protagoniste. Magistralement interprété par Gutierrez, qui donne à voir avec une infinie variété de nuances la rapide dégradation mentale d’un type obsédé par la concrétisation des chimères qu’il a passé sa vie à mettre en scène à la télévision, Javier nous fait traverser tout un spectre contradictoire de sentiments, entre le moment où il quitte son petit paradis moelleux et celui où il accomplit, débarrassé de tout scrupule ou morale, ses forfaits. L’accumulation des rebondissements, qui repose sur des sous-intrigues parfois bien ténues (le jardinier glauque en miroir pervers de l’insanité tranquille de Javier, c’était pas obligatoire), donne tout le long l’occasion aux frères Pastor de démontrer leur science du cadre millimétré. Montage immaculé, science du tempo, du décalage sensitif (cette caméra qui se renverse lors d’une scène clé pour prévenir de la folie de la confrontation qui va suivre), mise en scène entièrement dévolue à l’adoption du point de vue de Javier, au point que l’on peut devancer sa pensée en temps réel : toutes ces qualités ne sont pas évidentes à maîtriser, et font de Chez moi un film certes sans grande surprise, mais diablement efficace et passionnant.