Il est impossible en découvrant Compliance de ne pas penser à une expérience bien connue des étudiants en psycho-sociologie : celle de Stanley Milgram, conduite au début des années 60 au sein de l’université de Yale sur un panel de 250 personnes. L’objet de l’étude ? La soumission du premier quidam venu à l’autorité, et la déresponsabilisation amenée par le principe de la chaine de commande. Autrement dit, la mise en application des postures de défense adoptées par les accusés de Nuremberg, le fameux « je ne faisais que suivre les ordres » qui en disait long sur les formes modernes de soumission aux formes extrêmes de pouvoir. Compliance est une démonstration adaptée à notre nouveau millénaire de cette expérience ô combien révélatrice, d’autant plus propice à prolonger le débat qu’il s’agit à la base d’une histoire vraie.

L’expérience interdite

Becky (Walker), employée innocente à la merci d’un téléphone…

Le film se déroule, en quasi temps réel, dans le décor confiné d’un fast-food de banlieue américaine : un microcosme anonyme et familier à la fois, où évoluent du petit personnel et des petits patrons appliquant à la lettre les règles de management de leur direction. Sandra (l’excellente Ann Dowd) est de ces petits chefs qui se fait de grandes idées de ses responsabilités : elle va se marier sur le tard, suit à la lettre les consignes tente tant bien que mal de motiver une équipe plus jeune qu’elle, blasée par un boulot proverbialement alimentaire. Elle tente surtout de masquer le mépris qu’elle porte à Becky (Dreama Walker, parfait visage d’agneau innocent vu dans la série Don’t trust the b****), la pulpeuse blonde qui arrive toujours en retard, « jongle entre trois copains » et affiche un détachement maniéré pour son travail, contrairement à Sandra.

Ce petit monde dessiné en quelques séquences par le cinéaste Craig Zobel (collaborateur de longue date de ses amis réalisateurs David Gordon Green et Jeff Nichols) nous est présenté sans fards, presque à la manière d’un documentaire un brin esthétisé. Les plans de coupe sur les frites en pleine cuisson, les tables qui se remplissent de clients indifférents ou les hamburgers enveloppés comme de vulgaires morceaux de boucher, contribuent à établir une ambiance plus vraie que nature. Zobel entre dans le vif du sujet, lorsque le téléphone sonne avec à l’autre bout du fil, une voix qui se présente comme un officier de police, et accuse Becky d’avoir volé une cliente. Sandra suit alors, progressivement, tous les ordres de son interlocuteur, qui ordonne que Becky soit retenue dans la réserve, puis qu’elle soit fouillée au corps… La scène, qui confine au malaise, n’est pourtant que le début d’un long calvaire pour la jeune femme, puisqu’il apparaît très vite qu’il s’agit d’un horrible canular téléphonique, aux conséquences dramatiques pour toutes les personnes impliquées.

Les ordres sont les ordres

L’« officier Daniels » (Pat Healy), un maniaque du canular très convaincant…

L’histoire de Compliance est réelle. Il faut bien le répéter, au risque de paraître sensationnaliste. Car la première réaction de n’importe quel spectateur sain d’esprit face à ce huis-clos téléphonique est de se dire « mais ils sont bêtes ou quoi ? Ça se voit qu’il dit n’importe quoi ! ». Avant de se reprendre, la main prête à gratter le front, en apprenant que ce fait divers s’est déroulé en 2004, et s’est répété à travers les États-Unis 70 fois en deux ans. Mais cela aurait pu, nous murmure le film, se dérouler n’importe où dans le monde, partout où existent des rapports tendus entre employeurs et employés, et des mâles dominés par leurs pulsions. Comment en est-on arrivé là ? Compliance ne propose pas de réponse claire : Zobel enferme, sans juger, des personnages qui se rejoignent dans leur passivité et se différencient uniquement par leur échelle de valeur, dans un cadre étouffant, d’où l’on aimerait les extraire à la force des bras, en hurlant dans leurs oreilles que tout ce cirque n’est qu’une blague.

Mais le film n’est pas fait pour rassurer, pour offrir une analyse libératrice (il suffit de voir comment la partie « enquête judiciaire » est expédiée en quelques minutes). Il s’agit d’ausculter, avec une précision parfois un peu trop précieuse – la musique de Heather McIntosh, toute en dissonances criantes, alourdit par exemple inutilement le propos – le dérapage contrôlé d’une poignée de gens normaux. Une classe très moyenne dont les faiblesses, le manque de discernement ou d’affection sont mis à nu sans que jamais, ou presque, la caméra ne détourne le regard. Cela vaut aussi pour l’auteur de ces perversions au long cours, qui n’a en fait aucune autre raison pour perpétrer ses méfaits que l’ennui et l’envie de faire souffrir son prochain en utilisant les plus efficaces ficelles de la manipulation psychologique : le duo reproche/compliment, la fausse compassion…

Aussi dépressif et pessimiste qu’il soit (même la victime, Becky, dont l’état confine petit à petit à la catatonie, passe pour une trop faible ingénue), Compliance a au moins le mérite de sensibiliser son audience aux implications de l’apathie en société, et à la nécessité de se rebeller, lorsque des valeurs morales sont en jeu, contre n’importe quel abus de pouvoir. La leçon est assénée avec assez de recul et de tact pour être assimilée par tous ceux qui voudront bien suivre « l’expérience ».


[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]
Trois sur cinq
Compliance
De Craig Zobel
2011 / USA / 90 minutes
Avec Ann Dowd, Dreama Walker, Pat Healy
Sortie le 26 septembre 2012
[/styled_box]