Les films d’horreur et d’épouvante modernes ont ceci de commun qu’ils n’arrivent que très rarement à remplir leur but : faire peur. Les nouvelles générations de spectateurs, biberonnées au zapping et au téléchargement, blasées au point de ne réagir que par le rire, sont certes plus difficiles à capter, à impressionner. D’un autre côté, le genre pâtit d’un manque certain de bravoure de la part de ses auteurs et producteurs, plus enclins à enclencher la machine à franchise et à rip-offs dès qu’un « machin » roublard (Paranormal Activity et son poulet fantôme géant) ou une œuvre plus originale que la moyenne (REC, Ring) sort du lot. Garnir son film de fake scares malhonnêtes (Bouh ! C’est le chat ! Bouh ! C’est moi, ton père ! Mais que fais-tu dans ce grenier tout noir ?), de musique pompière et d’intrigues photocopiées rend forcément le public insensible, imperméable aux atmosphères que certains réalisateurs, plus impliqués que d’autres, tentent d’apposer sur leurs longs-métrages. Sinister faisait partie l’année dernière de ce petit lot de séries B parvenant à montrer une sorte de maîtrise ludique et une qualité d’écriture suffisante pour générer un certain malaise, et nous engloutir dans des ténèbres jamais aussi attirantes que lorsqu’elles s’étalent sur un écran noir.

[quote_center] »James Wan est sans doute l’un des artisans les plus doués formellement depuis John Carpenter. »[/quote_center]

Malgré ses défauts et certains tics commerciaux reconnaissables, lInsidious de James Wan est également parvenu à apposer sa marque, grâce surtout à la vista technique du réalisateur d’origine australienne. Adversaire déclaré du second degré (ce qui ne l’empêche pas, en bon artisan se mettant à la place de son public, d’insérer à des moments clés quelques touches d’humour), Wan cultive, comme ses confrères du « Splat Pack » (Rob Zombie, Eli Roth, entre autres), des références issues du cinéma d’exploitation des années 70 et des classiques du fantastique datés des eighties. Insidious était un hommage direct et revendiqué à Poltergeist. Son dernier-né, Conjuring : les dossiers Warren lui permet lui de se projeter, dans tous les sens du terme, au cœur de la décennie qui a vu naître L’Exorciste. L’histoire, tirée de faits réels comme le veut la tradition, prend place en 1971 : nous suivons l’installation des époux Perron et de leurs cinq filles dans une vieille demeure. Une famille modeste mais heureuse, qui se retrouve après quelques signes avant-coureurs (la mort du chien, une tenace odeur de charogne…) terrorisée par une force malveillante : d’une partie de cache-cache à la conclusion traumatisante à des apparitions nocturnes tétanisantes, chaque nuit se transforme en cauchemar sans nom. C’est là qu’entrent en scène les époux Warren, duo d’enquêteurs du paranormal dont la renommée est déjà grande à l’époque, et qui vont devoir affronter dans cette maison un mal dont ils n’auraient jamais soupçonné la puissance, et qui se fait de plus en plus oppressant…

Crescendo dans les ténèbres

Conjuring : les dossier de l’effroi

Loin de résumer à un simple « Insidious en pattes d’éph’ », même si le principe de base, ainsi que beaucoup d’éléments visuels, rythmiques et sonores sont réutilisés, Conjuring représente surtout la synthèse de tout l’univers jusque-là développé chez James Wan, sans doute l’un des artisans les plus doués formellement depuis John Carpenter. Cela saute aux yeux dès le prologue, qui en alliant sobriété et didactisme, parvient à crédibiliser un postulat de départ (la « réouverture » d’un dossier secret de deux spécialistes en démonologie) qui aurait pu en d’autres mains déclencher quelques sourires entendus. Peu importe que les époux Warren considèrent avoir été réunis par le destin (voire par la main de Dieu) pour combattre le mal, et que les questions de foi chrétienne reviennent sur le devant de la scène : l’essentiel est que les personnages et le réalisateur y croient dur comme fer, et parviennent à nous y faire croire aussi, le temps d’une projection. Wan a pu se faire la main dans l’épouvante à plusieurs reprises, avec Dead Silence et Insidious, et maîtrise désormais un arsenal de figures de style assez impressionnant pour s’épanouir pleinement dans une histoire qui n’est, rappelons-le, pas si éloignée au final d’un Amityville basique (les Warren sont d’ailleurs réputés pour avoir enquêté sur cette affaire, comme l’a rappelé dernièrement le documentaire My Amityville horror).

La confiance. C’est cette sensation qui émerge dans chaque scène, et dans chacun des complexes plans chorégraphiés par Wan et son fidèle chef opérateur John R. Leonetti, qui plus que jamais font office d’architectes de la peur. Rarement a-t-on eu ces dernières années l’impression d’être en permanence sur la corde raide au cinéma, sans que l’accumulation d’effets – quasiment tous réalisés sans recours au numérique, faut-il le rappeler – ne se retourne contre le film. Dès l’installation de la famille Perron dans sa nouvelle maison, la caméra s’insinue partout, telle une présence invisible et omnisciente. Intelligemment, le scénario évite la plupart du temps d’isoler artificiellement chacun d’entre eux à chaque fois que les esprits qui hantent les lieux se manifestent : rapidement, la peur, collective, contamine simultanément le public, rendant même terrifiant une séquence d’étendage de linge – car, et c’est important dans la mécanique narrative du cinéaste, le jour n’est désormais plus synonyme de quiétude. Lorsque Wan se décide à donner un visage et un but à sa menace (qui ne surprendront pas ceux qui ont vu Insidious, même si le réalisateur emmène cette fois l’histoire dans une autre direction esthétique), après avoir orchestré un crescendo sensitif d’une époustouflante efficacité, les jeux sont faits et il ne lui reste plus qu’à asséner le coup de grâce, dans un dernier acte purement horrifique, tutoyant dangereusement les cimes d’un classique supposément intouchable jusque-là (vous verrez sans mal duquel il s’agit).

Mulder et Scully, période vintage 

Conjuring : les dossier de l’effroi

Le montage opératique, associé à une science du cadre imparable, n’explique pas à lui seul la réussite de Conjuring, qui s’appuie également, film « d’époque » oblige, sur des décors fabuleusement évocateurs (les transitions entre décors naturels et en studios sont d’ailleurs invisibles) et un casting solide à tous points de vue. Dans le rôle de Lorraine Warren, Vera Farmiga illumine par la grâce d’un regard magnétique et intense un personnage de médium dont nous ne connaîtrons jamais l’étendue des traumatismes (elle a, pour faire court, regardé le Mal à l’état pur dans les yeux), mais qui puise dans ces derniers le courage nécessaire pour protéger des innocents. Le sens du sacrifice et l’amour inébranlable qui la lie à son époux (Patrick Wilson, entre deux Insidious) rendent ces Mulder et Scully vintage extrêmement attachants – le concept même de leurs enquêtes permettant en plus, cela n’aura pas échappé aux producteurs, d’initier par la suite une possible franchise. Du côté des Perron, si Ron Livingston, habitué à personnifier l’homme bon et ordinaire, convainc sans effort, c’est surtout Lili Taylor, bien plus à son avantage que dans le navet Hantise (en gros, l’antithèse exacte de Conjuring), qui se taille la part du lion, dans un rôle pour le moins exigeant physiquement, et entrant joliment en résonance avec celui de Lorraine Warren. La qualité de jeu des cinq filles de la famille est également à noter : loin d’être indifférenciées, chacune d’entre elles fait partie intégrante, à un moment ou un autre, du drame qui se noue dans les étages et le glauquissime sous-sol de la maison.

L’équilibre auquel Wan parvient est tel qu’il réussit même là où Insidious ne faisait pas l’unanimité : l’arrivée à mi-parcours de personnages secondaires, fondamentalement inutiles (à part pour installer l’équipement audio et vidéo « novateur » dont se servent les Warren) et évidents ressorts comiques. On oublie rapidement leur statut de passage obligé redondant, à la faveur notamment d’un gag de haute volée. Plusieurs ficelles, plus ou moins grosses, plus ou moins gênantes, apparaissent ici et là (comme les cours à l’université, qui servent à placer des dialogues purement explicatifs, ou l’isolement bien pratique de la fille unique des Warren, dormant tout de même pas loin d’une poupée possédée), rappelant que le genre du film de maison hantée est l’un des moins aisés à contourner. Œuvre  classique en apparence, aux ingrédients connus de tous, Conjuring s’élève au-dessus de la mêlée par la seule force de sa mise en scène et du soin apporté à l’assemblage de ces mêmes composantes. Avoir peur jusqu’à en mordre son accoudoir, car c’est bien cela que l’on cherche en pénétrant dans ce genre de train fantôme, a rarement été aussi délicieux.


[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]

Conjuring : les dossiers Warren (The Conjuring)
De James Wan

USA / 2013 / 112 minutes
Avec Vera Farmiga, Patrick Wilson, Lili Taylor
Sortie le 21 août
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