À force de la ressasser, l’affaire est désormais entendue : Big Eyes serait pour Tim Burton le film de la rupture. Le déplorable Dark Shadows puis le charmant, mais trop nostalgique Frankenweenie ont entériné, aux yeux de tous, l’idée que le cinéma de l’ex-génie de Burbank avait atteint son point de non-retour. Assimilé, lessivé, à court d’inspiration le Tim. Big Eyes rompt de fait avec ce cycle de manière aveuglante : les obsessions gothiques, le duo Johnny Depp / Helena Bonham Carter, l’excentricité cache-misère, tout a ici disparu sauf la musique de Danny Elfman. Et même elle ronronne en sourdine, tantôt discordante, tantôt timidement mélodieuse. C’est que Big Eyes appartient à un genre peu familier de Burton : c’est un biopic, débarrassé de la licence poétique qui animait Ed Wood. La coïncidence veut que le duo de scénaristes Scott Alexander et Larry Karaszewski, soit auteur des deux scripts, ce qui aide d’autant plus à replacer ce nouvel opus dans une logique de choix de carrière cohérent.

[quote_center] »L’histoire aurait peut-être été mieux servie par un beau documentaire. »[/quote_center]

Sauf que malgré la réunion de ces talents, Big Eyes, s’il possède la force d’évocation inhérente à toute invraisemblable histoire vraie, n’atteint aucunement les sommets de son chef d’œuvre de 1994, celui pour lequel Burton aurait dû être nommé aux Oscars (cela aurait permis d’atténuer l’ampleur de la bourde). Fonctionnant au courant alternatif, le film se borne à relater les dessous d’une grande arnaque créative avec la force d’un téléfilm du dimanche après-midi. Un paradoxe assez gênant, lorsqu’on sait à quel point l’acte de création, et le pouvoir de l’imagination sont importants chez Burton.

Deux acteurs, deux partitions différentes

Big Eyes : ouvre les yeux, Tim !

Bien qu’elle en soit le cœur palpitant et le point d’ancrage de l’empathie du spectateur, Margaret Keane demeurera pour lui un mystère. Big Eyes la saisit à un premier tournant de sa vie, alors qu’elle fuit son premier mari avec sa fille pour se refaire une santé à San Francisco. Amy Adams, perruquée et le regard constamment au bord des larmes, prête son allure fragile à cette femme peintre travaillée par une même obsession, celle de dessiner des enfants aux grands yeux, en se basant sur sa fille. Pourquoi, comment ? Le film n’offre pas d’autre explication que la maxime « les yeux sont le miroir de l’âme ». Les raisons pour lesquelles Margaret tombe amoureuse de son futur mari Walter sont tout aussi obscures. Tout comme Jack Nicholson au début de Shining, la vraie nature du personnage incarné par un Christoph Waltz carnassier, tellement en roue libre qu’il semble passer une audition pour jouer le Joker, nous apparaît claire dès les premiers instants : c’est un escroc, assez séduisant et roublard pour mériter le titre, mais un escroc quand même. Et le film joue vainement avec le suspense de l’éclatement de la vérité, sur la mise à nu de ses mensonges et de son côté manipulateur, avec une naïveté coupable. Walter va s’attribuer le succès des peintures de Margaret, et elle va fermer les yeux sur ce marchandage, jusqu’à une tardive prise de conscience.

Même s’ils focalisent l’attention avec un métier consommé, Amy Adams et Christoph Waltz semblent ne pas jouer la même partition : l’actrice d’American Bluff porte ce qui est avant tout une histoire de trahison sur le terrain du mélodrame fragile, tandis que la mascotte de Tarantino persiste réplique après réplique dans une mécanique de comédie satirique clownesque, culminant dans le dernier acte avec une scène d’auto-interrogatoire censément hilarante, mais totalement en décalage avec les enjeux véritables de l’histoire. Car oui, Big Eyes relate bien des faits réels, recrachés de manière chronologique avec application, mais reste confiné dans un point de vue d’observateur, vaguement fasciné par la relation fusionnelle et malsaine entre la peintre obstinée et le baratineur surdoué, qui forment à eux deux l’artiste parfait, doté d’une seule et même signature : Keane. Cette affaire est unique, mais à ce tarif, elle aurait peut-être été mieux servie par un beau documentaire.

Une toile oubliable

Big Eyes : ouvre les yeux, Tim !

Tim Burton a remisé pour les besoins du film tous ses tics, ses trucs et astuces graphiques, au placard. Aussi bancal qu’il soit, Big Eyes est un film d’acteurs, jouant une partition si rodée que les excentricités du réalisateur n’ont pas l’air d’avoir d’emprise sur elle. Certains impudents ont osé parler de « film de la maturité » pour définir ce qui peut se résume à un long-métrage de fonctionnaire : illustratif, dramatique, mais pas trop, drôle sans que l’on sache bien pourquoi, prévisible autant que confortable, avec ses montages surannés de coupures de presse et ses interludes dramatiques sur fond de Lana del Rey (sic).

Quelques flashes de bizarrerie éclairent, comme des interstices imprévues, un récit balisé à l’extrême : à force de peindre à la chaîne des enfants aussi populaires que la factory d’Andy Warhol, Margaret voit par exemple ses congénères affublés de gros problèmes oculaires, dans une supérette digne d’Edward aux mains d’argent. Plus tard, c’est l’œil reptilien de Walter, fou de déception, qui apparaît en très gros plan dans le trou d’une serrure, comme pour signifier le versant malfaisant de l’art des Keane, qui détruit par le succès leur famille. Ces inserts exubérants sont autant de balises rappelant que l’homme derrière la caméra n’est pas le premier yes man venu. Mais ce sont de bien maigres notes d’intention dispersées dans une œuvre qui se contente d’illustrer un acte de création contrarié plutôt que d’interroger les raisons de son existence. Pâle programme venant d’un artiste aussi impulsif et obsessionnel que Burton.


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Deuxurcinq
Big Eyes
De Tim Burton
2015 / USA / 106 minutes
Avec Amy Adams, Christoph Waltz, Danny Huston
Sortie le 18 mars 2015
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