De tous les romans de la saga du Département V sortis jusqu’à présent en librairie (il y en a six au total, sur les dix prévus par l’auteur), Délivrance est le plus apprécié des lecteurs. Autant dire que pour la série d’adaptations de l’œuvre de Jussi Adler-Olsen entamée par Zentropa depuis 2012, ce troisième chapitre cinématographique était encore plus attendu au tournant. S’il simplifie une fois de plus énormément l’intrigue du roman pour la faire tenir en deux heures de métrage remplies comme un œuf, Délivrance conserve toutefois les questionnements et la noirceur organique qui font la richesse de son équivalent littéraire, tout en livrant un divertissement encore plus torturé, atmosphérique et habité.

Une fois de plus, l’inspecteur Carl Mørck (Nikolaj Lie Kaas) et son partenaire d’origine syrienne Assad (Fares Fares), accompagnés de leur secrétaire Rose (Johanne Louise Schmidt) voient arriver dans leur département des dossiers non classés une affaire en apparence insoluble. Un commissariat a littéralement repêché sur les plages du Jutland une bouteille jetée à la mer, contenant une lettre d’appel au secours écrite en lettres de sang. Carl étant toujours au bord de la dépression, c’est à Assad et Rose de s’attaquer au décryptage de ce message incomplet. Une piste symbolique à bien des égards, qui va les entraîner sur les traces d’une communauté religieuse reculée, et d’une histoire de kidnappings d’enfants, dont les parents n’ont jamais prévenu la police…

Un méchant d’anthologie

Ce qui distingue d’emblée Délivrance de ses prédécesseurs, Profanation et Miséricorde, c’est le changement de réalisateur souhaité par la production. Après Mikkel Norgaard, parti tourner la comédie Klovn Forever, c’est le Norvégien Hans Petter Moland, très connu des amateurs de films noirs pour le formidable Refroidis (Grand prix du Festival de Beaune), qui a pris les rênes du Département V. Si l’évolution du cahier des charges de la franchise est subtile, sa mise en scène amène de la fraîcheur au sein d’un univers que l’on se plaît à retrouver, mais qui semblait être depuis le départ installé sur des rails un peu trop confortables. Plus solaire, ample, et surtout spectaculaire que les précédents opus, Délivrance continue à cultiver sa singularité, sur un canevas toujours plus grand public. C’est du pur « Scandi-noir », ce qui signifie qu’on y décortique les perversions cachées d’une société trop policée, que les policiers font la gueule et que les innocents ne sont pas épargnés. Mais c’est aussi un film d’action où une scène à suspense en train évoque sans le vouloir Mission : Impossible !

Un exemple suffit à démontrer comment le long-métrage, toujours scénarisé par Nikolaj Arcel (Royal Affair et bientôt La Tour Sombre), s’amuse à reprendre à son compte et à sa sauce les codes du thriller américain. Le flic interprété par Jakob Oftebro (Kon Tiki), un jeune plein d’entrain projeté dans l’enquête du duo, est traité d’une manière qui n’aurait pas dépareillé dans Un silence des agneaux ou n’importe quel polar des années 90, type Copycat. De manière générale, Délivrance tire sur des ficelles connues dans ses scènes les plus chargées en suspense, ne serait-ce que parce qu’il se consacre cette fois à une figure très codifiée au cinéma : le serial killer à l’aura démoniaque. Et sans trop en révéler, Moland et Zentropa ont raison de mettre ce méchant autant en avant : dans le rôle, le Norvégien Pål Sverre Hagen, grand échalas blond souvent casté dans des rôles positifs et héroïques, est glaçant de détachement. Voyageant sous les traits d’un missionnaire évangélique, il est incapable d’avoir de la compassion, et provoque par ses actes criminels une véritable crise de conscience chez ses poursuivants. Et oui, comme le sous-entend clairement le titre français de cet épisode, Délivrance s’intéresse de près aux mystères de la foi, et à la façon dont chacun éprouve la sienne au contact des autres.

Crise de foi et chasse à l’homme

Désormais familiers de rôles qu’ils incarnent à l’écran avec un charisme indéniable, et une alchimie évidente, Nikolaj Lie Kaas et Fares Fares ont l’occasion cette fois de véritablement mettre à l’épreuve leur amitié et leurs relations professionnelles. Véritable épave émotionnelle (il faut le voir trembler de fureur et de stupeur, lorsqu’une des victimes lui reproche d’avoir failli à son devoir), Carl Mørck est au fond du trou et aborde la vie comme une fatalité. C’est cette fois à Assad, profondément croyant, mais jamais prosélyte, de tirer l’impavide inspecteur de cette torpeur et de le pousser dans ses retranchements. On sent dans cet épisode que leur duo a atteint une certaine maturité, un véritable équilibre – indépendant des romans, puisque leurs alter ego littéraires sont différents sur bien des points -, comme en témoigne cette discussion en voiture sur la religion, qui n’aurait pas dépareillé dans un épisode de True Detective.

Cette recherche de profondeur psychologique s’équilibre parfaitement, comme dans Profanation, avec le rythme haletant d’une enquête construite comme une longue chasse à l’homme. Les allers-retours dans le passé, qui constituaient l’essence des premières enquêtes, et faisaient souvent ressembler les films à des épisodes grand luxe de Cold Case, sont ici limités au maximum (des flash-backs sur l’enfance traumatique du kidnappeur), ce qui laisse une part plus large à l’enquête de Carl et Assad et à leur confrontations avec un vilain aux dons d’évasion quasi surnaturels. Clairement, nous sommes ici dans un solide polar du samedi soir, plus sombre et dérangeant que la moyenne (de ce point de vue, la tradition est respectée, après le très glauque Profanation). Cela implique, au-delà du plaisir de retrouver des personnages que l’on apprend à connaître de mieux en mieux, de passer outre les nombreuses invraisemblances qui permettent de retarder un inévitable face-à-face final. Un climax plus solaire que d’habitude, dans un décor de bout du monde qui permet de conclure cet ambitieux Délivrance sur une note mémorable. Dommage que cette fois-ci, il faille le découvrir uniquement dans son salon…


D’Hans Petter Moland
2016 / Danemark – All. – Suède – Norvège / 112 minutes
Avec Nikolaj Lie Kaas, Fares Fares, Pål Sverre Hagen
Sortie le 5 mai 2016 en e-Cinema et le 6 juillet en vidéo