C’est une bonne nouvelle qu’apporte Bullhead : le cinéma belge ne se limite pas aux films des frères Dardenne. Même si un bon nombre de réalisateurs du plat pays (et de chez nous) partage avec le duo palmé cette misanthropie dépouillée qui rend leurs films si désincarnés – malgré tous les efforts de la caméra parkinsonienne et des acteurs « possédés », la Belgique nous envoie régulièrement de nouvelles pépites surprenantes de maîtrise et d’originalité, depuis le Calvaire de Fabrice du Welz jusqu’au duo Aubier-Patar, en passant par des thrillers (Loft) ou des drames fantastiques polanskiens (Left Bank).

Dans cette cinématographie insaisissable, Bullhead, ou Rundskop en flamand, risque de faire date. Comme souvent, c’est un premier long, pétri de toute les influences, les obsessions de son cinéaste, et qui manifeste une envie de bien faire qui confine parfois à la préciosité. Mais cette énergie, ce bouillonnement, quand il est assuré et justifié, permet de faire fi de toutes ces réserves.

Faux polar, vrai portrait

bullhead-1

Bullhead, c’est un faux polar, ce qui est à première vue dommage puisqu’il se déroule dans le milieu rarement vu au cinéma de la mafia des hormones. Veaux, vaches, chevaux, c’est toute une industrie agricole et équestre qui est ici en jeu, dans la province flamande et rurale du Limbourg. Comme dans n’importe quelle activité illégale, la police enquête, les chefs de gang manigancent, et des types torturés menacent de sombrer à tout moment, comme Jacky Vanmarsenille. C’est bien sûr lui, la « tête de bœuf » du titre, un enfant de la terre comme on dit, qui cultive son mutisme depuis un funeste jour de son enfance où il a été émasculé par un gamin demeuré. Ce traumatisme fondateur nous est raconté lors d’un flash-back halluciné qui nous renseigne avec force sur le véritable fil rouge de Bullhead : plus qu’une fresque interlope suivant les conséquences d’un meurtre (un agent fédéral a été liquidé, et une voiture volée pourrait permettre aux flics de remonter la piste), c’est un portrait à hauteur d’homme que veut nous dessiner Michael Roskam.

Massif, inquiétant, Jacky, pour compenser sa frustration et sa rage qui jamais ne s’apaise, se dope, comme les bêtes de son troupeau, aux hormones de croissance, à la testostérone et à toutes sortes de produits non identifiés. Il s’est construit son propre enclos (sa chambre d’enfant devenue une pièce à l’austérité monacale, pas loin de l’idée qu’on se fait d’une cellule), s’est vidé de toute émotion. Même son regard torve, à la Forest Whitaker, trahit cette animalité latente qui le consume un peu plus à chaque produit injecté. Dans ce rôle physique (euphémisme), Matthias Schoenaerts délivre une performance écrasante, qui hante longtemps notre mémoire. Souvent filmé de dos, à contre-jour, en amorce de plan, l’acteur occupe au fil de l’histoire tout le champ, reléguant à chaque minute le fil rouge polardeux en arrière-plan.

Sensibilité animale

bullhead-2

Cette performance véritablement magnétique met du coup en avant les défauts inhérents à tout script aussi dense et chargé de symboles : les personnages extérieurs à l’univers de Jacky (ses associés, sa famille, son ami de toujours qui n’a pas osé l’aider ce jour-là) paraissent incongrus, inutiles, redondants. Même les garagistes wallons, qui auraient plus leur place dans Dikkenek, même si leur présence permet des respirations comiques bienvenues dans un film aussi étouffant. On préfère s’accrocher à l’épiderme de l’animal star, à sa lente métamorphose. Ses revirements émotionnels (Jacky souhaite « quitter le milieu », et s’émanciper en séduisant son amour d’enfance) s’expriment magnifiquement lors d’une douloureuse séquence de mise à bas, dans une ferme devenue laboratoire à grande échelle d’une psyché mutilée. Celle d’un homme-enfant capable de romantisme maladroit et d’un sens des valeurs profond, mais aussi de violence sourde et inhumaine.

Bullhead menace parfois de lasser. En appuyant trop une émotion sous-jacente mais pourtant évidente, ou en utilisant des mécanismes à suspense qui donnent trop dans le conventionnel pour ne pas donner envie de retourner creuser les tourments de son personnage principal. Baigné dans une ambiance délétère, nimbé d’une lumière grisâtre typique des Flandres (un aspect qu’on retrouvait aussi dans Left Bank), Bullhead est certes imparfait, mais ne se départit jamais de sa sensibilité à fleur de peau impressionnante, de sa noirceur obstinée, de son pessimisme résigné. Comme son personnage de garçon vacher torturé, il veut se faire aimer sans avoir à sourire, et cherche la rédemption dans un ailleurs forcément insaisissable. D’où ce côté fragile, heurté, indécis, qui fait aussi la force de ce film unique en son genre.


[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]
Cinqsurcinq
Bullhead (Rundskop)
De Michael Roskam
2011 / Belgique / 124 minutes
Avec Matthias Schoenaerts, Jeroen Perceval, Barbara Sarafian
Sortie le 22 février 2012
[/styled_box]