Que Borgman débute par une sibylline citation (« Et il descendirent sur Terre pour renforcer leur rangs ») aux consonances bibliques n’est pas anodin. Dans l’univers très particulier d’Alex Van Warmerdam, rien n’est jamais vraiment inutile, ni innocent. Cette phrase permet de décrypter plus facilement un film qui n’obéit en apparence à aucune règle établie. Le cinéaste batave, révélé dans les années 90 avec l’insaisissable et surréaliste Les Habitants, possède ce don de désarçonner et de surprendre, même lorsque le spectateur plus avisé que la moyenne est persuadé de connaître la manière dont les événements vont se dérouler.

[quote_center] »Aussi imparfaits soient-ils, le réalisateur semble ne vouloir accorder à ses personnages aucun pardon, aucune rédemption. »[/quote_center]Et de fait, Borgman commence de la plus imprévisible des manières, avec une vendetta dans un petit village menée par un prêtre défroqué, qui vise de curieux habitants de la forêt : des vagabonds vivant dans des trous souterrains, faits de bric et de broc. Camiel Borgman est apparemment leur chef, puisqu’après avoir échappé aux lyncheurs, il s’en va « réveiller » dans leur trou ses acolytes (qu’il n’arrive pas à joindre par téléphone !), avant de se diriger vers les maisons les plus proches. Il finit par jeter son dévolu sur une somptueuse villa aux allures de bunker bourgeois, pour y demander, comme si l’on était au Moyen-Âge, refuge et assistance. Richard, chef de famille peu enclin à respecter ce genre d’hospitalité, roue de coups le SDF sous les yeux horrifiés de sa femme, Marina. Sans le savoir, ce commercial hautain et assez réac’ vient d’enclencher un implacable engrenage : Camiel et les siens ont décidé de tout faire pour détruire cette famille, à leur manière…

La singulière invasion

Étrange Festival – Borgman : damnation à domicile

Dans cette variation sur le thème connu de l’étranger envahissant et déréglant insidieusement l’espace domestique, on se prend à penser plus d’une fois à d’inévitables classiques comme le Théorème de Pasolini ou le Funny Games de Haneke. Loin d’être un moraliste rigoureux, Van Warmerdam aborde pourtant ce sous-genre avec une acidité qui n’appartient qu’à lui. D’un périscope artisanal surgissant dans un bois à des cadavres plongés avec la tête dans le béton au fond de l’eau, Borgman cultive ainsi une imagerie presque burlesque, en contradiction systématique avec le côté glauque de l’histoire, si bien que le malaise s’installe aussi sûrement à l’écran que les rires nerveux. Le « gang » de Camiel est ainsi composé de deux larrons mutiques coincés dans des costumes froissés, et d’un couple de femmes patibulaires, ironiquement chargées d’éliminer sans ménagement et à leur insu tous ceux qui pourraient aider Richard et sa famille. Van Warmerdam n’appuie toutefois pas plus que de raison sur ces ressorts comiques éprouvés, même s’ils confèrent au film son attachante singularité, comme si Jacques Tati s’était soudain mis à la comédie noire. Le thème à l’ordre du jour ici reste la destruction symbolique et effective de la micro-société bourgeoise, par le biais de diablotins embrigadant leur progéniture (des enfants comme par hasard angéliques) et s’immisçant dans tous les recoins d’une maison-refuge où se sont épanouies les valeurs les plus stériles : frustration sexuelle, appât du gain, et également racisme. On a même droit, façon Chabrol, à une scène de repas où s’exacerbent les tensions, passage obligé conclu, là encore de manière impromptue, par un coup de poing bien senti.

La charge est évidente, et sans appel, mais elle ne constitue pas la dimension la plus intéressante d’un film par ailleurs somptueusement découpé et interprété par une troupe d’acteurs fascinants. L’aspect anti-religieux demeure ainsi fondamental dans Borgman, une fois accepté le fait que son personnage-titre peut être interprété comme une vision du Diable, venu faire voler en éclats la sacro-sainte unité familiale en exposant ses mensonges et ses non-dits. Camiel peut ainsi apparaître complètement différent aux yeux de Richard suivant qu’il se présente avec ou sans barbe (comme par hasard, seuls les enfants perçoivent qu’il s’agit du même homme), il commande ses compères comme s’il leur avait donné une mission bien précise – et moins arbitraire qu’il n’y paraît -, paraît doté du don d’ubiquité (il annonce sa présence d’un laconique « Je suis là »), séduit Marina en quelques instants avant de provoquer des cauchemars en elle, raconte des histoires étranges à ses petits pour les endormir… Van Warmerdam multiplie tellement les indices confirmant cette lecture qu’il en vient à s’en moquer, en rajoutant par exemple des chiens arqués se baladant dans la maison, auxquels Marina s’adresse en pensant qu’il s’agit de Camiel transformé.

Mystères et misanthropie

Étrange Festival – Borgman : damnation à domicile

Tout dans Borgman déjoue malgré tout toutes les attentes, laissant le spectateur libre d’apprécier ce qu’il vient de voir sans donner de réponse facile à ses mystères Comment a été déclenchée la chasse aux sorcières au début ? Que signifient les cicatrices laissées sur chacun des enfants ? Et pourquoi ce spectacle théâtral abscons avant cette nuit fatale ? Il n’offre pas non plus de circonstances atténuantes à ses personnages. Aussi imparfaits soient-ils, le réalisateur semble ne vouloir leur accorder aucun pardon, aucune rédemption. Misanthrope, Van Warmerdam ? Peut-être. Difficile à dire, tant le ton du film navigue entre observation impassible d’un drame meurtrier, et dérision absurde tirant ostensiblement l’œuvre vers les rives du surréalisme. Au final, Borgman échappe autant aux classifications faciles et à ce que l’on tient pour acquis dans ce type de scénario, que ses personnages passe-murailles, surgis des bois pour y retourner comme si de rien n’était.


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Deuxsurcinq

Borgman, d’Alex Van Warmerdam
Pays-Bas / 2013 / 113 minutes
Avec Jan Bijvoet, Hadewich Minis, Jeroen Perceval

Sortie le 20 novembre 2013
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