Jusqu’à présent, l’omniprésence de l’énergie nucléaire dans nos sociétés industrialisées a plus inspiré les documentaristes que les scénaristes. Peu de films ont, comme Grand Central, choisi de filmer les dessous d’une centrale pour en faire l’un des décors principaux de leur intrigue. Rebecca Zotlowski, réalisatrice repérée avec Belle Épine, où elle dirigeait déjà Léa Seydoux, a souhaité ici s’intéresser au quotidien des travailleurs du nucléaire, sorte de mineurs du XXIe siècle, envoyés au cœur des centrales pour les décontaminer, cumulant à chaque jour de travail des mini-doses de radiations dans leurs corps, le tout pour un salaire dérisoire. Un véritable travail de forçat, qui attire les abîmés de la vie, les chômeurs à l’aboi, puis les détruit petit à petit, tout en faisant peser au-dessus de leur tête la menace d’une irradiation fatale.

Ce microcosme fascinant nous est présenté de la meilleure des manières, en suivant le personnage de Gary (Tahar Rahim, carburant là encore à l’instinct et au charisme brut pour imposer sa présence), jeune paumé mais débrouillard qui débarque dans le Rhône et se joint bientôt à un groupe d’ouvriers itinérants. On découvre, en même temps que lui, le processus d’embauche – qui consiste en gros à faire signer tous les inconscients qui se présentent à l’usine –, puis le travail en lui-même, encadré par un vieux routier nommé Gilles (Olivier Gourmet, parfait) : ingrat, dangereux, avec un système de protection dérisoire et désuet pour éviter les contaminations. C’est dans ces conditions de vie précaires, sur le fil du rasoir, entre soirées alcoolisées à la ginguette du coin et les barbecues au bord d’un fleuve sûrement pollué, que le quotidien de Gary déraille dangereusement : il s’éprend de la blonde Karole (Seydoux, qui enchaînait directement après un autre rôle passionnel, La Vie d’Adèle), la future femme de son collègue Toni (l’imposant et étonnant Denis Ménochet, découvert notamment dans la fameuse scène d’introduction d’Inglourious Basterds). Alors qu’un incident à la centrale met Gary dans le collimateur de ses patrons, son idylle clandestine avec cette belle des champs lui fait tourner la tête. Plus sûrement que l’uranium, c’est une passion dévorante qui maintenant l’irradie.

Le triangle toxique

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On sera gré à Zotlowski de ne pas avoir appuyé plus que de raison sur la métaphore de l’amour fou comme contamination du corps, puis de l’esprit. Il est tentant d’analyser en ce sens les marques de radiation apparaissant sur la peau de Gary, et les raisons pour lesquelles Karole entretient vraiment une liaison avec celui-ci (débutant par un baiser « pour de rire » assorti pour le coup d’une analogie bien explicite) apparaissent de fait liées au métier de Toni et Gary et à leurs conséquences physiques. Mais c’est moins la recherche du symbole évocateur qui obsède la réalisatrice, que l’observation à la fois réaliste et sensible d’une communauté tissant des liens fragiles, consolidés dans l’alcool et la certitude que l’avenir s’annonce toujours plus gris que la veille. On comprend d’autant mieux, dans cette atmosphère aussi lourde que le ciel repeint par les cheminées d’une centrale occupant souvent, de manière insistante, l’arrière-plan, la recherche d’instants fugace de beauté. Les rencontres torrides entre Gary et Karole se déroulent ainsi sous une lumière printanière et des contre-jours savamment recherchés, tranchant avec le froid grisâtre des vestiaires de la centrale.

C’est indéniablement dans ces scènes, dévoilant un univers d’ordinaire interdit au public, que se situe le principal intérêt de Grand Central. Pour parvenir à une certaine impression de vérité, la production a installé ses caméras dans une centrale autrichienne jamais utilisée et en parfait état. L’effet est saisissant, et on regrette bientôt que le triangle amoureux, à l’issue et aux douleurs prévisibles, prenne toute la place dans l’histoire. Zotlowski ne cherche de son propre aveu pas à prendre parti contre le nucléaire, en livrant un thriller alarmiste à la manière du Syndrome chinois de James Bridges. On aurait d’autant plus souhaité qu’elle mette de côté les afféteries visuelles et sonores dignes des films de la Fémis (la bande originale de ROB est une agression de tous les instants) et les ellipses malvenues, qui désossent petit à petit le film de tout dialogue permettant de saisir pleinement les contours de l’histoire. Personnage principal dans le premier acte, la centrale et ses hommes en tenue de cosmonaute, ses couloirs stériles et ses visages creusés, devient en fin de parcours un décor anonyme, théâtre d’une romance à fleur de peau certes, mais sans surprise, qui aurait pu se dérouler dans n’importe quelle usine à sel ou centre équestre de France. Dommage.


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Grand Central, de Rebecca Zotlowski
France / 2013 / 103 minutes
Avec Tahar Rahim, Léa Seydoux, Olivier Gourmet
Sorti le 28 août
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