L’espace, noir, infini et absolu, a de tous temps cristallisé les rêves et l’imagination de l’homme. Nous avons appris au XXe siècle à dompter en partie ce milieu hostile, à l’explorer, ces derniers mois ayant même vu la sonde Voyager 1 atteindre les limites de la Voie lactée. Pour autant, et malgré l’existence d’une station spatiale internationale, l’être humain est encore loin de pouvoir réellement y « habiter ». Car, comme nous le rappelle sèchement Alfonso Cuaron dans le carton d’ouverture de Gravity, « il n’y a pas de vie possible dans l’espace ». Pas d’oxygène, pas de son, et bien sûr, pas de gravité. Chaque seconde passée par un cosmonaute à l’extérieur de son vaisseau est une affaire de survie. Et pour peu qu’un événement imprévu survienne, cet univers fantasmatique se transforme instantanément en tombeau pour l’éternité.

Cette dualité thématique, entre émerveillement enfantin et angoisse primale, est au cœur du nouveau film du réalisateur mexicain des Fils de l’homme, qui depuis la sortie de son chef d’œuvre d’anticipation en 2006, a concentré tous ses efforts à la concrétisation de ce projet incroyablement ambitieux, et formidablement novateur. Car bien entendu, aucun acteur n’a mis une seule seconde les pieds dans une navette spatiale en orbite pour tourner Gravity (même si Cuaron aurait apparemment rêvé, comme James Cameron avant lui, de pouvoir le faire). Et pour parvenir à ses fins, le réalisateur a dû repousser les limites techniques de la création d’images photoréalistes. Et au final, il a créé cet exploit artistique, qui nous donne, pendant 90 minutes, l’impression « d’y être ». Vous lirez souvent cette formule, et rien ne définit mieux Gravity : ce n’est pas un film. C’est une expérience.

Perdus dans l’espace

Gravity : l’odyssée intérieure

Les premières minutes, extatiques, hypnotiques, du film, donnent le ton : au fil d’un long plan-séquence de onze minutes, le premier d’une longue série de plans étendus à chaque fois jusqu’à leur point de rupture, la caméra tournoie à 600 kilomètres au-dessus de la Terre, observée dans toute sa beauté changeante. Les trois cosmonautes qui s’agitent au-dessus d’elle forment de minuscules silhouettes, vaquant à leurs techniques occupations autour de leur station orbitale. Parmi elles, il y a Matt Kowaslki (George Clooney, et son reconnaissable bagout de vieux charmeur), l’astronaute expérimenté effectuant son dernier tour dans l’espace. Et Ryan Stone (Sandra Bullock, une fois de plus surprenante de sensibilité à fleur de peau), une scientifique en mode bleusaille, peu habituée à manipuler des circuits imprimés en zéro-G malgré ses six mois d’entraînement express. Pendant un temps, leur routine blagueuse et détendue rappelle l’ambiance de classiques spatiaux comme L’étoffe des héros ou Apollo 13. Par l’intermédiaire de leur base terrestre (« Houston », comme d’habitude), une info inquiétante leur parvient toutefois : les débris d’un satellite russe victime d’un tir de missile se dirigent vers eux à grande vitesse. Et bientôt, c’est la catastrophe : leur navette est touchée de plein fouet, et Stone est expulsée dans le vide. À la dérive, sans attaches. Sans espoir ?

Ce n’est pas un hasard si Gravity, lorsque défile son générique final, atteint à peine l’heure et demie réglementaire. Cuaron a dégraissé son film de tout élément superflu, en raccord avec la thématique de son histoire : Gravity est un film de survie, dans le plus hostile des environnement imaginables. Ce n’est pas un hasard non plus si le metteur en scène, qui a co-signé le script avec son fils, a choisi une femme pour en être la véritable héroïne. Ryan (un prénom comme par hasard aussi masculin que féminin) Stone ne sert pas qu’à représenter l’humanité cherchant à surmonter toutes les épreuves que l’univers lui renvoie – très intelligemment, les Cuaron père et fils ont transformé la pluie de débris qui détruit la navette en antagoniste increvable, revenant toutes les 90 minutes menacer la vie des astronautes après avoir fait le tour de la Terre – en usant de ses connaissances et de son instinct de conservation. Elle s’avère aussi, par les fêlures qu’elle cache et enfouit en elle, être un symbole de vie, passant par tous les stades métaphoriques de sa conception (le cocon intérieure de la station, la navette de secours qui déploie ses rondeurs) avant d’atteindre celui de la renaissance finale, lors d’un plan kubrickien qui complète spectaculairement la première image, en faisant succéder sur une même échelle l’être humain à la planète nourricière. L’infiniment petit à l’infiniment grand.

Stupéfaction et universalisme

Gravity : l’odyssée intérieure

[quote_center] »Gravity : ce n’est pas un film. C’est une expérience. »[/quote_center]L’évocation de Kubrick n’est d’ailleurs pas vaine dans Gravity : la vision de n’importe quel ballet spatial renvoie invariablement à la perfection écrasante de 2001, l’odyssée de l’espace. Cuaron n’a pas honte de se mesurer à ce monument de la science-fiction, en utilisant les progrès techniques à sa portée (la plupart des scènes ont été tournées dans une « Light Box » où des petites caméras pouvaient se mouvoir grâce à des programmes pré-enregistrés autour des acteurs) pour marquer sa différence : format Imax, utilisation pour une fois justifiée de la 3D (sans atteindre la perfection, celle-ci contribue à l’illusion d’une immersion totale), mouvements de caméra impossibles, prévisualisation intensive… L’arsenal stylistique utilisé par Cuaron, qui a peaufiné son bébé avec un soin maniaque, se met au service d’une vision tout aussi spirituelle de l’humanité que le classique de Kubrick. Ne pouvant se reposer sur une aide extérieure, Ryan Stone doit ainsi passer d’une station spatiale à une autre pour trouver une façon de retourner sur Terre : ce faisant, elle doit faire fi des différences de langage (russes, chinois) de chaque appareil pour trouver ses marques. Ce pourrait être chez pas mal de cinéastes américains (hello, Michael Bay) l’occasion de dénigrer les cultures étrangères avec un gag superflu, dans un grand élan de conservatisme patriotique. Cuaron, lui, vise au contraire l’universalité : son héroïne a beau être américaine, elle n’en reste pas moins humaine, voire Terrienne, avant tout. Sa compréhension de « nos » techniques dépasse ces différences de langage (et de croyances, comme le soulignent avec pertinence plusieurs gros plans sur des symboles religieux).

Au-delà de sa richesse narrative, au pouvoir d’évocation d’autant plus immense que l’action peut se résumer finalement à deux personnages gravitant autour d’une planète, Gravity est bel et bien une baffe technique, un moment de stupéfaction cinématographique comme on en voit rarement sur grand écran. On peut s’extasier des heures sur ce travelling avant sur Sandra Bullock, qui s’immisce soudainement à l’intérieur même de son casque pour nous faire voir l’espace par ses yeux. Ou admirer le choix, scientifiquement logique, de limiter au maximum les effets sonores (car il n’y a pas de bruit là-haut) pour y substituer une bande son électro-acoustique de Steven Price absolument bluffante. On peut, enfin, se pâmer d’admiration devant la perfection des effets visuels à laquelle sont parvenus Cuaron et son équipe, des doublures numériques aux effets de particules, qui ne transforment pour autant jamais Gravity en show technique impersonnel. Dès le moment où Ryan Stone se retrouve « lost in space », le film épouse à chaque seconde son point de vue sur cette aventure, des instants de « repos » les plus apaisés aux moments de panique les plus crispants. En optant pour des plans-séquences parfaitement chorégraphiés, Cuaron renforce dans ces instants l’identification du spectateur à son périple cosmique. Il n’y a qu’à voir la façon dont est traité le personnage de Clooney, qui est une voix, celle de la raison et de la logique, avant d’être une présence, pour comprendre l’efficacité de ce parti-pris.

Dans l’espace, tout le monde vous entend parler

Gravity : l’odyssée intérieure

Les réserves que l’on peut apporter à ce spectacle total, intense émotionnellement et même physiquement, se situent paradoxalement au niveau de ce qui devrait constituer la partie congrue de l’intrigue : les dialogues. Pour un film explorant un monde de silence et de sons étouffés, Gravity se révèle curieusement très bavard. Un choix qui ne choque pas au départ, mais qui s’avère surprenant lorsque la solitude étreint Ryan, et que son passé remonte douloureusement à la surface. Seule en scène, Bullock montre toute l’étendue de son talent pour construire un personnage résolument fragile mais déterminé et finalement audacieux. Fallait-il pour autant souligner à chaque fois par les dialogues les états par lesquels elle passe, quitte à verser sur la fin dans les clichés les plus éculés et les répliques motivationnelles cul-cul ? Gravity n’est pourtant jamais aussi réussi que lorsqu’il met en avant les respirations (combien d’oxygène me reste-t-il ?) et les moments de réflexion (« quelle est ma place dans l’univers ? Et sur Terre ? ») de ses personnages, contrastant idéalement avec les plus impressionnants morceaux de bravoure.

Ce classicisme dialogué, qui ramène par moments le film dans les sentiers balisés de l’attraction estivale hollywoodienne, pourrait gâcher l’ambiance, voire même ternir le dernier acte du film, mais à ce stade-là de la projection, la puissance de l’expérience proposée ne fait que balayer, encore et encore, toute les réserves, jusqu’à terrasser toute résistance dans sa flamboyante séquence finale. Car après tout, il suffit d’y réfléchir quelques secondes : combien de fois avons-nous eu envie de visiter pour de bon l’inatteignable immensité de l’espace, sans pour autant y risquer notre peau ? Cuaron a concrétisé ce voyage pour nous, dans ses moindres détails. Et il nous invite à assister à une incroyable odyssée, plus complexe qu’elle n’en a l’air, en étant au premier rang. Soyez-en sûrs : il serait idiot de décliner l’invitation, surtout sur grand écran.


[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]

Deuxsurcinq
Gravity, d’Alfonso Cuaron
USA – Royaume-Uni / 2013 / 90 minutes
Avec Sandra Bullock, George Clooney, Ed Harris
Sortie le 23 octobre 2013
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[text title= »Alfonso Cuaron : « au début, nous croyions tout comprendre de l’espace ». »]

Gravity : l’odyssée intérieure

Alfonso Cuaron et son fils Jonas ont présenté Gravity dont ils signent le scénario à quatre mains au Pathé Wepler le 21 septembre dernier. Dans le cinéma de la place de Clichy, le fameux son Atmos qui ne se distingue d’ailleurs que lors du fameux jingle Dolby Digital, sert au final à vendre des billets plus chers (comme s’ils ne l’étaient déjà pas assez) et n’a donc pas plus que dans une autre salle fait honneur aux qualités sonores de Gravity.

Un tournage exceptionnellement long

Gravity reprend la thèse typiquement Cuaronniène selon laquelle la nature humaine le pousse à tout tenter pour survivre. Le réalisateur des Fils de l’Homme est revenu sur la genèse d’un projet né il y a 7 ans. « Tout a commencé, lorsque nous avons dû renoncer à un projet de tournage en France, explique-t-il. Nous avions donc décidé de choisir un sujet totalement différent. » Le tournage du film, conçu pour la 3D, a duré deux ans et demi. Il a fallu inventer des technologies nouvelles pour mettre en image l’espace d’une manière réaliste. Par exemple, il n’y a aucun son en apesanteur : Cuaron a choisi de jouer avec des vibrations.

« Au début, nous croyions tout comprendre de l’espace, confit Jonas. Nous avons effectué beaucoup de recherches, consulté des physiciens et des astronautes, avant de réaliser à quel point nous étions stupides. Pour raconter l’espace de la manière la plus réaliste possible, il nous a alors fallu trouver des procédures alternatives. »

Gravity : l’odyssée intérieureSur la notion de science-fiction et sur la probabilité du scénario, Alfonso Cuaron émet des réserves. « La science-fiction devient de plus en plus un territoire trouble. Certes, la destruction d’un satellite peut provoquer des débris destructeurs qui tournent de manière cyclique autour de la terre. Mais dans la réalité, ce phénomène se déroulerait de manière beaucoup plus lente. Il s’agirait d’un autre film. »

Pour son histoire centrée sur la renaissance, Cuaron a choisi volontairement une femme. Le choix de  Sandra Bullock ne doit rien au hasard. « J’ai parlé à Alejandro González Iñárritu (Babel, 21 Grammes) du scénario et de la difficulté de trouver une actrice à la hauteur. Il m’a conseillé de trouver une interprète dont la carrière et la personnalité de l’éloigne pas à l’écran de son personnage. Il a estimé qu’il me fallait soit une inconnue, soit une star totalement à rebrousse-poil de son registre habituel. » Sandra Bullock réalise une performance hors du commun dans Gravity. Après cinq mois d’entraînement intensif, elle se prête à ce jeu fatigant et étrange. « Pour simuler la gravité, elle ne bouge pas, mais tout bouge autour d’elle, à la manière d’une chorégraphie sans musique. »

Pour terminer sur note amusante, Alfonso Cuaron confie que malgré son intérêt pour l’espace, il ne recommande à personne un tel tournage. « Quand mon père m’a dit qu’il fallait appartenir à l’armée pour devenir astronaute, j’ai préféré faire des films. » Aujourd’hui, l’histoire du cinéma retiendra un avant et un après-Gravity. Quant à son réalisateur, il retourne sur terre pour de bon. « Dans mon prochain film, les gens marcheront. »[/text]