Si le nom d’Andrzej Wajda ne vous est pas inconnu, c’est parce que ce réalisateur et scénariste est un pilier de la culture polonaise, dont l’immense carrière lui a valu un Oscar d’honneur et une Palme d’Or en 1981, pour le premier volet de son triptyque politique L’homme de fer. Celle-ci se conclut aujourd’hui par L’homme du peuple, au moment où l’Allemagne célèbre les 25 ans de chute du mur de Berlin et, par là même, la fin de l’URSS. Finement documenté, le film vise à rendre hommage à une figure majeure de la vie politique polonaise, Lech Wałęsa. Connu dans le monde pour son action pour la défense des droits civiques, récompensée par un Prix Nobel de la Paix, la figure de ce simple ouvrier devenu président reste encore fortement contestée dans son propre pays. Aussi, la démarche d’Andrzej Wajda s’attache davantage à décrire sa fascination pour ce personnage, par ailleurs son ami personnel, qu’à en détailler les zones d’ombres. Mais qu’importe, ce document apporte un éclairage nécessaire sur un pan méconnu de l’histoire de l’Europe.

Image d’archives et portrait intime

L'homme du peuple : l'Histoire d'une lutte

La réalisation, classique en apparence, prend la forme d’un biopic, sans fioritures, mais particulièrement bien rythmé, qui renouvelle un genre parfois peu convaincant. Le fil rouge du récit, l’entretien de Lech Wałęsa avec une journaliste italienne, donne la parole au personnage tout en laissant s’exprimer les interrogations légitimes du spectateur. Comment est-il devenu un leader charismatique sans aucune éducation ? Comment a-t-il pu éduquer ses huit enfants et conserver le soutien indéfectible de son épouse en restant sous la menace constante des autorités ? Petit à petit, Lech Wałęsa donne sa vérité et apporte un éclairage intime sur son combat et le sens de son existence, à travers des reconstitutions et des images d’archives.

[quote_center] »Au risque de faire grincer quelques dents, Andrzej Wajda signe un biopic intelligent, maîtrisé et réaliste. »[/quote_center]

Électricien de métier, Lech Wałęsa a connu ses premières barricades lors des grèves survenues sur les chantiers navals de Gdansk. Une lutte difficile, violente, mais nécessaire s’engage alors pour le leader de Solidarnosc (« Solidarité »). Après le licenciement de la cofondatrice du syndicat, Anna Walentynowicz, les grèves s’enchaînent, avec Lech Wałęsa en porte-parole, dénonçant sans relâche la dictature communiste et réclamant courageusement de meilleures conditions de travail pour les ouvriers. Arrêté à plusieurs reprises comme ses camarades, placé en résidence surveillée, l’électricien père de famille perdit son emploi et mena une existence très pauvre, sous la constante menace des autorités. Le scénariste du film Janusz Glowacki, présent durant les événements de 1980, a d’abord tenté de relater les faits dans un livre, qui fût censuré à l’époque. L’intelligence innée de Wałęsa le pousse à communiquer sur les problèmes de droits civiques de son pays à des journalistes internationaux. En offrant une couverture mondiale à cette guerre civile polonaise, le fin stratège réussit à obtenir des soutiens de l’autre côté du mur de Berlin. Ce n’est donc pas un hasard, si, en 1983, il reçoit le Prix Nobel de la Paix, un prix que son épouse recevra en son nom, le leader ne pouvant pas quitter son pays. Il se rendra des années plus tard au Congrès américain pour livrer un discours historique sur la Pologne et sera élu Président de la République en 1990.

Un homme simple

L'homme du peuple : l'Histoire d'une lutte

La parole posée et la moustache sage, Lech Wałęsa était un leader modéré, qui sût se soumettre à l’autorité pour éviter toute forme de violence. Sans trop de gourmandise, il préférait le compromis au conflit et gagnait en confiance de petites victoires en petites victoires. Robert Wieckiewicz (Sous la ville, d’Agnieszka Holland) parvient à saisir toute la complexité de ce personnage tiraillé entre une haine réelle pour la tyrannie qui affaiblit son peuple, une certaine fierté pour les victoires qu’il a remporté et son rôle de père de famille attentif, doux et très inquiet pour l’avenir. Derrière le grand homme, comme souvent, il y a une femme, Danuta, incarnée par Agnieszka Grochowska (qui joue également dans Sous la ville, mais aussi Upperdog et Beyond the Steppes). L’actrice incarne parfaitement cette femme forte tiraillée entre désespoir,  terreur de voir partir son époux une nouvelle fois au « front » et la volonté intangible de garder le cap et d’élever dans la dignité son exceptionnel cheptel de rejetons.

La vie quotidienne du couple prend vie à l’écran avec une minutie et un sens du détail signifiant, comme dans un tableau de Johannes Vermeer. Le minuscule logement social dans toute la famille vit et où, au grand dam de Danuta, Solidarnosc se réunit parfois et fait venir des caméras, comme une télé-réalité avant l’heure, laisse entrevoir les conditions de vie des Wałęsa, mais également de la classe ouvrière dans les années 70 : l’importance du pain sur la table, l’absence totale de signe de bourgeoisie ou de la célébrité grandissante du syndicaliste, ou bien encore l’attachement à l’Église. En témoigne la scène de la descente de police, alors que l’allocution du Pape Jean-Paul II à la télévision montre à quel point l’« intervention divine » compte au plus haut point dans toutes les branches de la population. Mais lorsque la vie reprend ses droits, les oppresseurs poursuivent leurs persécutions incompréhensibles et parfois simplement stupides. Malgré la violence avec laquelle les autorités s’acharnent sur Lech Wałęsa et sa famille, Andrzej Wajda laisse entrevoir une certaine forme de respect craintif, comme si la puissance du leader révolutionnaire grignotait peu à peu la main de fer qui opprimait le peuple polonais.

Au risque de faire grincer quelques dents, Andrzej Wajda signe un biopic intelligent, maîtrisé et réaliste. L’Homme du peuple mérite une attention particulière, à la fois pour la vision unique et percutante d’un cinéaste engagé qui signe peut-être là, à 88 ans, son ultime film, mais aussi pour la force d’un engagement rare, dont la découverte ou la redécouverte s’avère salutaire et rappelle aux démocraties que la société peut basculer à n’importe quel moment.


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Quatresurcinq
L’Homme du peuple
D’Andrzej Wajda
2014 / Pologne / 128 minutess
Avec Robert Wieckiewicz, Agnieszka Grochowska
Sortie le 19 novembre 2014
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Crédits photos : © Golem Distribución