À cinquante ans, le cinéaste québécois Jean-Marc Vallée peut se targuer d’avoir expérimenté des tournages canadiens, français, anglais et américains. Après avoir réalisé Liste noire en 1995, il attire l’attention des studios américains. Il entame par la suite le plus grand chantier de sa carrière : C. R. A. Z. Y. qui mettra dix ans à voir le jour. Immense succès québécois et international, cette histoire touchante d’un père et de son fils à l’homosexualité naissante chronique fidèlement la société canadienne des années 60. En 2009, il fait sa première apparition aux Oscars pour une production britannique de Martin Scorsese, Victoria : Les Jeunes Années d’une reine. Deux après, il prend la direction de la capitale française pour Café de Flore avec Vanessa Paradis. Enfin, en 2014, Dallas Buyers Club se retrouve avec six nominations aux Oscars et de multiples récompenses déjà obtenues entre autres aux Golden Globes.

Interviews de Jean-Marc Vallée pour Dallas Buyers Club

Ce réalisateur devenu célèbre pour mettre en scène l’émotion brute comme personne, triomphe en ce début d’année avec une « unsuccess story » (selon sa propre définition) sur fond de VIH dans les années 80, au cœur du très homophobe Texas. Dallas Buyers Club raconte l’histoire, inspirée de faits réels, de Ron Woodroof, un cow-boy macho et drogué dont la vie bascule le jour où des médecins lui annoncent qu’il est séropositif, et n’a plus qu’un mois à vivre. Face à l’absence de traitement, Ron va parcourir le monde pour chercher des médicaments qu’il met à la disposition des malades du sida à Dallas… et vivre sept ans de plus.

[quote_center] »Dès la première semaine, Matthew et Jared m’ont sorti de ma zone de confort. »[/quote_center]

Entre les Golden Globes et les Oscars, Jean-Marc Vallée est passé par Paris pour assurer, seul, la promotion de Dallas Buyers Club. Il revient avec nous sur la genèse du projet, la performance spectaculaire de ses acteurs, sa manière de tourner, le sida et enfin les Oscars.

Cette interview a été réalisée avec le concours du site Iletaitunefoislecinema.com.

Comment comment êtes-vous arrivé sur le projet ?

Dans un premier temps, j’ai rencontré la productrice Robbie Brenner avec qui je bossais sur un autre scénario. Ce projet n’a pas abouti. Elle détenait les droits de Dallas Buyers Club et justement, elle avait reçu quelque temps avant un appel de Matthew McConaughey qui venait de lire le scénario. Il souhaitait absolument faire le film.

Sans mentionner l’intérêt de Matthew, Robbie m’a parlé de ce projet. J’ai réagi immédiatement en trouvant le scénario « trop beau » et en regrettant de ne pas avoir travaillé sur ce scénario dans un premier temps. Elle me répond qu’elle n’y avait pas pensé avant et m’annonce que j’allais rencontrer Matthew. J’ai dit « come on, MacConaughey est trop beau et trop musclé pour le projet. » Je ne voyais vraiment pas cet acteur avec son apparence de Dieu grec et sa carrière en lisant le scénario. Elle a insisté et je l’ai rencontré.

Lors de notre première rencontre, je suis resté ouvert malgré mes réserves. Je lui ai donné une chance et lui ai fait confiance, tout comme il m’a fait confiance. Il avait vu C. R. A Z. Y. et Café de flore. Il devait passer par une transformation physique radicale et extrême. C’est ce qu’il a fait.

Ensuite, j’ai travaillé avec les scénaristes (Craig Borten et Melisa Wallack, ndlr). Mon approche, ma touche résidaient dans le fait de se débarrasser de tout ce qui n’était pas le point de vue de Ron. Le scénario de base prenait une tournure plus politique. Des scènes se déroulaient à la FDA (l’agence américaine pour les médicaments et les aliments, ndlr), au gouvernement, à la Maison-Blanche… Il se trouvait toute sorte de personnages dont je n’avais personnellement rien à foutre. Je pensais raconter l’histoire le plus possible à travers les yeux de Ron, ou à travers ceux de la femme médecin ou de Rayon (Jared Leto). Nous avons donc reconstruit le scénario pour que l’histoire soit racontée de cette façon. Voilà pourquoi le spectateur entend et voit tout ce que Ron entend et voit : ses pertes de connaissances, ses réveils, la sonnerie qui résonne dans sa tête… Et lorsque le spectateur ne le suit pas, il suit Rayon. Enfin, j’ai aussi ajouté de la musique pour définir l’ambiance de manière plus précise.

Interviews de Jean-Marc Vallée pour Dallas Buyers Club

Avez-vous eu peur pour la santé de vos acteurs, Matthew MacConaughey et Jared Leto ayant perdu beaucoup de poids ?

Jamais. Jared est taré. Nous l’avons rencontré très tard. Il a arrêté tout simplement de manger pour maigrir. Matthew, quant à lui, a fait quelque chose de plus consciencieux, il a une famille… Jared aurait peut-être du, mais il n’a jamais donné de signes de faiblesse ou de perte de contrôle. Ils dégageaient tous les deux, surtout Matthew qui était là tous les jours, une énergie débordante, toujours prêt à challenger le scénario, les scènes. Des mecs possédés !

Cette forme de possession a-t-elle créé une émotion entre leurs personnages ? A-t-elle influé sur leur manière de jouer ?

Beaucoup. Matthew et Jared, de par leur transformation physique, se sont challengés l’un l’autre. Tout d’abord ils étaient impressionnés de leur apparence respective et lorsque je disais « Action » se rendaient compte de leur implication mutuelle et se sont entraidés. Tous les autres acteurs et même l’équipe avaient envie de se dépasser comme eux. Devant toi, devant la caméra, il se passe quelque chose de spécial, de géant, d’unique, de beau et tu ne dois pas merder. Tu te dévoues donc à la cause comme eux. Nous faisons du cinéma, parce que nous aimons faire semblant, créer des histoires, entrer dans un personnage. Et là, putain, ça marche, ça a l’air vrai. Ils ont contaminé involontairement tout le casting !

Regardez ce que le public vit pendant deux heures, il ressort impressionné par la performance de Jared et de Matthew. Nous avions cela pendant dix heures par jour pendant le tournage. Nous étions le premier public. Dès la première semaine, ils m’ont sorti de ma zone de confort.

Je suis plutôt de l’école « Less is more ». Eux me donnaient du « More is more ». J’asseyais de calmer le jeu, eux-mêmes se demandaient ce qu’ils faisaient. Ils n’arrivaient pas à me donner moins. Ils ont eu finalement raison. La plupart du temps, je n’intervenais pas. Je n’ai pas eu à couper des performances. Je leur laissais aussi le champ libre pour bouger. Nous répétions dans le décor, sans éclairage, sans l’équipe, juste un cameraman. Le plus souvent la performance restait spontanée, crue, réaliste, comme un documentaire. Comme John Cassavetes, je laisse une grande liberté aux acteurs. Pas de marques au sol, ils peuvent prendre l’espace à 360°, l’équipe va dehors, je filme.

Interviews de Jean-Marc Vallée pour Dallas Buyers Club

Où avez-vous tourné ?

En Louisiane.

Pourquoi avoir choisi la lumière naturelle ?

Oh, nous n’avons pas de lumière artificielle dans le film. Avec des chandelles, le tour est joué. Si nous manquions de lumières, elles figuraient dans le décor. Dans la scène de la boîte de strip-tease, nous avons placé une centaine de petites lumières rouges sur toutes les tables, deux par table. Sauf pour le gros plan de Matthew qui fait penser à une église où il y en avait une quinzaine. Le chef décorateur a éclairé le film avec l’aide du chef op’, ils ont géré la lumière en fonction de ce qu’ils avaient déjà naturellement.

Le sida est-il un sujet qui vous touchait personnellement avant de faire ce film ? Pourquoi le scénario vous a-t-il tant intéressé ?

Pas du tout. Avant de raconter l’histoire des Buyers Club et du sida, je voulais avant tout raconter l’histoire de Ron. McConaughey a réussi à amener à cet homme homophobe et violent une humanité et une bonté. Parce qu’après quelques minutes, le public est conquis par ce personnage malgré ses défauts. J’ai eu la chance de trouver un personnage de crapule, extrêmement rare au cinéma.

Spoiler alert. Quand j’ai tourné la scène du supermarché, ça m’a sauté aux yeux : « Ho putain, c’est une histoire d’amour ! » Lorsqu’il revient du Mexique à la fin : « Où est l’idiot ? » « L’idiot est en train de mourir ». Deux mecs qui ne devraient pas s’aimer, qui restent totalement antinomiques et pourtant, ils s’aiment. Fin spoiler.

Je sais bien qu’il y a une histoire collective, inscrite dans une époque donnée en parallèle. Le film est aussi un hommage aux activistes gay des années 80 qui ne sont plus avec nous, sauf quelques-uns. Ils ont dû attendre 12 ans (de 1983 à 1995) pour obtenir un traitement contre le sida, la trithérapie. D’ailleurs, dans la trithérapie, il y avait de l’AZT (dans le film, Ron se bat contre l’administration expérimentale d’une forte dose d’AZT aux séropositifs). Ron, dans son combat avait tort. Au début des années 80, jusqu’en 85, personne ne connaissait son véritable effet. Lui pensait, comme beaucoup de chercheurs, que l’AZT détruisait les cellules, les anticorps des malades, déjà trop affaiblis. Bien qu’ils connaissaient son potentiel, sa toxicité brûlait toutes les cellules du corps en même temps. Si tu étais diagnostiqué comme atteint du virus VIH, mais que tu n’étais pas encore malade du sida, ce médicament dans 95 % des cas, transformait le virus en sida. Alors oui, Ron avait aussi raison, l’AZT tuait aussi des gens. Mais il faisait aussi de l’effet sur certaines personnes dont le système immunitaire était différent. Tout était une question de dosage.

Interviews de Jean-Marc Vallée pour Dallas Buyers Club

Votre film est nominé six fois aux Oscars. Quel effet ça fait ?

Pour ma part, cela ne change pas grand-chose. Mais je l’ai bien senti après les Golden Globes (j’étais à Los Angeles) : les Oscars changent la perception des autres sur ton travail. Beaucoup d’acteurs sont venus me voir. Rien que le fait d’être nominé, c’est plutôt cool pour les acteurs et l’équipe. Déjà trois prix gagnés pour les garçons, ils sont bien partis, rien ne peut les arrêter. Je serais content pour eux. Mais les deux monteurs représentent également une belle nomination.

Lire également la critique de Dallas Buyers Club.

Crédit photos : Premiere.fr/Hollywoodreporter.com