S’il a souvent flirté avec le genre au fil de sa longue carrière, Tsui Hark n’a jamais, jusqu’à présent, réalisé un film de guerre aussi direct que La Bataille de la montagne du Tigre. Après les aventures fantastiques et mystérieuses du Détective Dee et son Dragon Gate rappelant son amour inconsidéré pour le wu xia pian, Hark, de retour au sommet de ses capacités et plus populaire que jamais auprès des producteurs de Chine continentale (une « liberté » dont il se sert malicieusement), s’essaie à un genre qui a le vent en poupe dans son pays. Les films de guerre, ce n’est pas ça qui manque en Chine, mais de bons films de guerre s’éloignant de l’hagiographie servile ou exempts de toute propagande contrôlée, ça court déjà moins les rues.

Fin connaisseur de l’histoire de son pays, Tsui Hark a jeté son dévolu sur un récit symbolique de la Révolution Culturelle, « Tracks in a snowy forest » de Qu Bo, basé en partie sur des faits réels et adapté dans tous les formats imaginables, notamment dans un film de 1970, Taking Tiger Mountain by strategy. Une œuvre représentative des productions patriotiques approuvées par le régime de l’époque, à laquelle Tsui Hark cligne deux fois de l’œil. Manière de dire que s’il réinterprète à sa manière une histoire très connue des Chinois. Hark prend aussi en compte la dimension hautement sérialesque de son approche, qui joue sur un décalage constant entre le sérieux de ses enjeux, et l’ambiance haute en couleurs et décomplexée de sa mise en scène.

Camarade Yang à votre service

La Bataille de la montagne du Tigre : quand Tsui Hark attaque !

La première surprise que nous réserve le réalisateur de The Blade arrive dès le premier plan, qui nous amène… à New York, en 2015. La vision, par un jeune chinois expatrié aux USA, du film de 1970, sert arbitrairement de prétexte pour nous envoyer en arrière, en 1946, dans les froides régions nordiques d’une Chine à peine libérée de l’occupation japonaise. Plongée dans la guerre civile, le pays voit s’affronter armées nationalistes et communistes, seigneurs de guerres locaux et troupes nippones encore stationnées sur place, dans une certaine confusion. Le premier des trois morceaux de bravoure du film, une escarmouche dans une gare abandonnée, joue d’ailleurs sur ce brouillage de repères, avec des soldats confrontés à des brigands ayant revêtu leurs uniformes.

[quote_left] »Tsui Hark a jeté son dévolu sur un récit symbolique de la Révolution Culturelle. »[/quote_left] Nos camarades de l’unité 203, interchangeables mais sympathiques, remportent la bataille, mais déjà, une autre mission les attend : le seigneur de guerre Faucon (Tony Leung Ka-Fai, méconnaissable) a pris possession de la forteresse nippone de la Montagne du Tigre avec ses milliers d’hommes. Il leur appartient, en l’absence de renforts, de prendre cette position élevée et de protéger les villages environnants des pillages. Pour y parvenir, une seule solution : autoriser Yang (le charismatique Zhang Hanyu, vu dans Back to 1942), agent secret à la pilosité aussi grande que son courage, à se faire passer pour un bandit, pour infiltrer la base et permettre à l’unité de les prendre par surprise. Pour compliquer les enjeux, il y a également un enfant orphelin nommé Knotti que recueille l’unité, et dont la mère est devenue malgré elle la maîtresse de Faucon. Que la bataille commence !

Dans le repaire du Faucon

La Bataille de la montagne du Tigre : quand Tsui Hark attaque !

Les amoureux du cinéma de Tsui Hark, dont nous faisons partie, louent depuis des décennies la capacité du mogul barbu à se réinventer et à franchir les limites de son imagination surchauffée pour ébahir son audience. Cette folie créatrice l’avait un peu quitté durant les années 2000, elle est revenue en force ces derniers temps. Qu’est-ce qui a changé ? La taille du marché potentiel de ses films, bien sûr : le budget attribué à cette Bataille est sans commune mesure avec celui d’un Il était une fois en Chine, et même sans atteindre les cimes des grosses productions de Hollywood, il permet au metteur en scène d’offrir un spectacle à la direction artistique éblouissante. Le repaire de Faucon, le village que défend, dans un esprit très Agence tous risques, l’unité 203, ou la forêt où Yang affronte, lors d’une incroyable séquence, un tigre du genre acrobate : autant de gigantesques décors que Tsui Hark exploite sous tous les angles possibles. S’il y a bien une chose qui n’étonne plus chez lui, c’est ce génie imparable pour établir en quelques plans la topographie de sa scène, et mieux en exploser par la suite les repères pour laisser libre cours à son inspiration.

Et celle-ci est visible tout au long des 140 minutes de La Bataille…, qui tangue plus dans son ambiance du côté d’Indiana Jones et le temple maudit que d’un classique du film de commando comme Quand les aigles attaquent, auquel il est impossible de ne pas penser (d’autant qu’il y a un aigle apprivoisé dans l’histoire !). Chapeauté autour de trois grosses scènes d’action pleine de cascades – et de béquilles numériques- le film distille un vrai parfum d’aventure rétro, avec ses méchants patibulaires (qui n’ont d’autre nom que leur numéro : Frère 1, Frère 2…) et poseurs, aussi reconnaissables par leur apparence excentrique que les soldats qui les combattent sont transparents, son big boss bondien à la cruauté teintée d’absurdité (il répète constamment la phrase « Juste un mot » avant d’en dire plusieurs !), et surtout son héros, Yang, à la frontière entre ces deux mondes. Valeureux et malin, l’agent double est aussi adroit pour tirer que pour simuler un besoin pressant afin de faire passer un message codé. Source de mystère à son arrivée, Yang s’avère toutefois aussi unidimensionnel que les autres : pas assez canaille, sans défauts, sans traumas… Paradoxalement, malgré son charisme, c’est aussi l’une des sources de déception du film.

Bataille en trois dimensions

La Bataille de la montagne du Tigre : quand Tsui Hark attaque !

Il ne fait aucun doute que Tsui Hark est conscient des valeurs que transmet un tel récit, qui glorifie l’unité d’un pays écrasant au prix de quelques sacrifices les menaces de sédition (personnifiées par l’outrancière allure d’un seigneur Faucon reclus dans son nid d’aigle) et préconise la réunion indispensable de la « famille nucléaire » représentée par Knotti et sa mère. Yang, esprit libre, mais patriote avant tout, se fait un devoir de les protéger. Les clichés propagandistes sont pourtant tournés en dérision lors d’un dénouement alternatif complètement dingue, une acrobatie scénaristique tellement énorme (et qui remet à sa place une très similaire séquence dans Captain America) qu’elle ne pouvait que sortir de son esprit.

Mais ce second degré qui parcourt en sous-main le film ne l’empêche pas d’être ce qu’il est en surface : un film de guerre qui passé son ouverture pleine de panache, prend vraiment son temps pour bouger ses pions, quitte à rajouter des sous-intrigues inutiles, comme cette histoire de « cartes secrètes » qui ne sert strictement à rien. Un film de guerre parfois exaltant et profitant d’une utilisation somptueuse de la 3D (moins surprenante que dans Detective Dee II), supérieure à tous points de vue à celle, scolaire ou illisible, de ses voisins yankees, et qui nous transporte dans une autre époque, dont on ne peut savoir – c’est tout le propos de Tsui Hark – si elle relève uniquement du fantasme nostalgique dû à un lointain descendant des héros.

Malgré cette liberté de ton revendiquée, La Bataille de la montagne du Tigre n’est pas aussi épique qu’il aurait pu être. Les péripéties sont pour la plupart expédiées, le tempo est alerte, mais ronronne aussi à de nombreuses reprises (on s’ennuie plus avec nos héros qu’avec les brigands, comme par hasard !), et la bataille elle-même n’occupe qu’une petite portion du film, sans atteindre à ce moment le degré de spectaculaire de Quand les aigles attaquent, qui continue à le toiser du haut de ses 50 ans. En un mot comme en cent : si vous n’êtes pas habitué au cinéma de Tsui Hark sur grand écran, préparez-vous à prendre une leçon de mise en scène, par l’un des plus grands stylistes actuellement en activité. Pour les connaisseurs, La Bataille… a par contre  l’apparence d’une (légère) déception.


[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]

QuatresurcinqLa Bataille de la montagne du Tigre (Taking of Tiger Mountain)
De Tsui Hark
2014 / Chine / 140 minutes
Avec Tony Leung Ka-Fai, Yang Hanyu, Kenny Lin
Sortie le 17 juin 2015
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