Alex de la Iglesia cumule les fonctions de scénariste, producteur et réalisateur depuis ses débuts dans les années 90. Au début de cette décennie, Pedro Almodovar finance son premier film, Action Mutante et le propulse cinéaste alors qu’il s’occupait jusqu’à présent de la direction artistique et des décors. Vingt ans plus tard, l’élève a presque surpassé le maître en terme de popularité dans son Espagne natale et enchaîne les longs-métrages marqués par un style à mi-chemin entre baroque et humour noir, toujours décalé et furieux. Des films comme Le Jour de la Bête, Morts de rire, 800 Balles ou encore Le Crime Farpait ne passent que trop timidement, voire tardivement, la frontière de notre pays. En 2009, il accède au poste prestigieux de président l’Académie du cinéma espagnol. L’année suivante, il écrit et réalise son film le plus personnel, Balada triste de trompeta, un brûlot politique acide et triste. En 2011, il crée la polémique avec un discours lors de la Cérémonie des Goya, équivalents de nos Césrs. Pour protester contre une loi proche de notre Hadopi, il quitte ses fonctions et défend ardemment le rôle d’Internet dans une économie cinématographique en crise. Après ce coup d’éclat, il réalise Un Jour de Chance, un magnifique et colérique film de commande. En ce début d’année sort Les Sorcières de Zugarramurdi, écrit par Alex de la Iglesia et Jorge Guerricaechevarría. Dans cette comédie horrifique avec Carmen Maura (Volver) et Carolina Bang (Balada triste de trompeta), quatre hommes en perte de repères et un jeune garçon débarquent dans une petite ville basque habitée par ce qui ressemble fortement à des sorcières.

Baga, biga, higa

itv_1De passage à Paris pour une conférence à la Sorbonne, Alex de la Iglesia nous fait l’honneur d’un entretien dans lequel il revient sur son nouveau film Les Sorcières de Zugarramurdi, la VOD espagnole, sa carrière et même sur la culture basque. Griffonnant à la dérobée quelques dessins sur son smartphone, le réalisateur de 800 Balles profite de son stylet magique pour apporter des précisions orthographiques et graphiques sur ses références ibériques méconnues dans l’hexagone. Passons la frontière en compagnie d’un monstre sacré du cinéma.

Qu’est-ce qui vous a donné envie, 18 ans après Le jour de la bête, de revenir au genre fantastique  ?

Je n’ai pas le sentiment d’avoir abandonné dans mes précédents films, ce côté fantastique, peut-être pas complètement fantastique, mais plutôt irréel. Mes mises en scène se caractérisent par un aspect différent que vous ne trouverez pas ailleurs. Pour en revenir au Jour de la Bête, je ne cherchais pas à retrouver le monde des sciences occultes et du satanisme, mais plutôt à retourner vers la comédie.

Avez-vous envisagé la figure de la sorcière, revancharde et cruelle, comme une métaphore du féminisme  ?

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Le film n’est pas exactement féministe ou contre le féminisme. Je n’ai aucunement la prétention de tenter une telle démarche. Les sorcières de Zugarramurdi parlent de l’impossibilité de communication entre les deux sexes au sujet de la prise de pouvoir. De toute manière quelqu’un doit prendre le pouvoir, que se soit l’homme ou la femme.

Aujourd’hui, le monde est dominé par les hommes, selon ce qu’on nous demande de faire. Mais finalement, comme le montre la discussion des hommes dans le taxi  : « Nous ne savons pas comment ». Ces quatre hommes arrivent justement dans une sorte de pays d’Oz où les femmes, elles, savent dominer et leur montrent comment faire. Ils sont perdus. Du mauvais, ils tombent dans un endroit encore pire. La conclusion du film est que si l’homme abandonne le monde patriarcal tel qu’on le vit aujourd’hui, l’homme parviendra à être heureux.

La chanson qu’on entend lors du Sabbat, d’où vient-elle  ?

Cette chanson est un thème classique des années 70, qui a été écrit par Mikel Laboa, auteur-compositeur basque. Baga, biga, higa est une berceuse qui ne veut rien dire, mais qui mélange le côté enfantin et des formules magiques, psychédéliques, mais pas anodines. Si vous souhaitez comprendre le sens de certains mots :

« 1, 2, 3, 4, 5, 6 , 7, 8, 9

Bouillon de poule, cuisses de grenouilles,

Arme, tire, poum !« 

La suite de la chanson est carrément un langage inventé incompréhensible  !

Voici la chanson en entier :

« Baga, biga, higa,

laga, boga, sega,

Zai, zoi, bele,

harma, tiro, pun!

Xirristi-mirristi

gerrena plat,

Olio zopa

Kikili salda,

Urrup edan edo klik …

ikimilikiliklik …« 

Le mythe de Zugarramurdi est inconnu chez nous. L’histoire de ces sorcières est-elle célèbre en Espagne et dans quelle mesure vous en êtes-vous inspiré  ?

Je pensais que tout le monde connaissait le berceau de la sorcellerie en Europe. Mais non, même en Espagne, il demeure inconnu et cela m’étonne. Salem est plus connu, alors que les faits sont postérieurs et n’ont pas autant d’importance en Europe. Il faut savoir que le procès inquisitorial qui a eu lieu ici a révélé en Europe l’image de la sorcière.

Le film se déroule dans le Pays basque, d’où vous êtes originaire. Avez-vous apporté votre propre connaissance de cette culture au scénario, cela a-t-il influencé les dialogues par exemple  ?

itv_4Oui, c’était bien mon intention. Les personnages basques parlent avec l’accent de Bilbao. Je voulais même qu’ils parlent en Basque, mais cela s’est révélé trop complexe. Un simple dialogue (sous-titré en castillan dans la version ibérique) est resté. J’ai repris l’univers visuel du Pays basque  : les personnages du carnaval de Navarre (qui défilent à la fin du film) et la croix Lauburu.

Lauburu est une croix basque à quatre têtes qui apparaît dans le film (il dessine sur son Smartphone à l’aide d’un stylet – ndlr) sur le costume de Carmen Maura, sur les dossiers des chaises au dîner… Ce symbole ressemble au signe nazi (et aux triskèles bretons – ndlr), mais remonte à l’époque préhistorique, il se trouve sur les stèles mortuaires.

Dans le générique du film, vous mettez en lumière des portraits de femmes célèbres, comme Angela Merkel ou Leni Riefensthal, une réalisatrice allemande qui travaillait pour des nazis, les assimilant à des sorcières. Selon vous qu’ont-elles en commun  ?

Elles m’inspirent le respect, l’admiration et la crainte  ! Je ne souhaite pas dire de mal de ces femmes. Mais simplement raconter leur vie de sorcières. J’ai beaucoup d’admiration pour des actrices comme Greta Garbo ou Marlène Dietrich ou de respect pour des femmes comme Simone de Beauvoir ou Frida Kahlo. Elles me font aussi peur, car elles ont eu à un moment de leur vie beaucoup de pouvoir. Ce générique vise à provoquer ce doute chez le spectateur : « Que veut-il dire  ? »

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Comment se sont déroulées vos retrouvailles avec votre coscénariste habituel, Jorge Guerrica Echevarria  ? 

Il n’y a pas eu de séparation. Le hasard a fait que nous n’avons pas travaillé ensemble lors de mes deux derniers films. Pour Balada triste, j’avais déjà une histoire bien construite dans ma tête sur laquelle Jorge a jugé inutile d’intervenir outre mesure. Sur Un jour de chance, le scénario était déjà écrit par un Américain, Randy Feldman. Certains éléments ont été modifiés, mais pas suffisamment pour nécessiter sa présence. Mais lorsque l’idée des Sorcières de Zugarramurdi a surgi, j’avais évidemment besoin de lui pour créer l’histoire avec moi.

Dans vos derniers films, la question de la filiation tient une place centrale. Pensez-vous qu’il est important de laisser un héritage culturel, certaines valeurs, à ses enfants, comme le fait par exemple le héros de La Chispa de la Vida  ?

Non, pas spécialement. Même s’il y a des enfants dans mes films. Mais dans les Sorcières de Zugarramurdi, pour la première fois, je me place du point de vue du père. Ce père angoissé, sous pression doit constamment être un bon père, passer davantage de temps avec son enfant. Mais dans 800 Balles, le point de vue d’un enfant s’exprime.

Parmi toutes vos réalisations, quel est le tournage qui vous laisse le souvenir le plus agréable  ?

800 Balles. C’était très beau à tourner, j’ai beaucoup souffert, aussi.

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Y a-t-il des films espagnols récents qui vous ont marqué ? 

Gente en sitios de Juan Cavestany, avec Maribel Verdu. Ce n’est pas une comédie, ce n’est pas un drame, c’est impossible à décrire, c’est un film à propos de personnes étranges qui font des choses étranges.

L’année dernière, nous avons rencontré un compatriote prometteur : le réalisateur de Promoción fantasma, Javier Ruiz Caldera…

C’est un merveilleux réalisateur, un grand ami à moi. Mais il est beaucoup plus professionnel que moi.

Vous avez eu les honneurs de la Sorbonne aujourd’hui. Si l’opportunité se présentait, aimeriez-vous tourner un film en France  ?

Oui, j’aimerais beaucoup, parce que les acteurs français me rendent fous. J’aimerais travailler avec des acteurs d’origine espagnole parlant français, avec Carmen Maura,  Jean Réno ou encore avec José Garcia, acteur que j’adore. J’apprécie beaucoup les acteurs français aussi. Je trouve que ce qu’il y a de plus beau dans le cinéma français ce sont les acteurs.

Vous continuez à promouvoir la mise en place d’une offre exhaustive de téléchargement légal en Espagne. Pensez-vous toujours qu’Internet aidera à sauver le cinéma espagnol  ?

Oui, un ami a lancé une plate-forme légale, Filmin et je pense que c’est le chemin le plus évident pour le cinéma espagnol. Les choses changent en ce moment en Espagne parce que beaucoup de producteurs réalisent qu’il s’agit de la seule issue possible pour notre cinéma.

Un grand merci à Victoria Saez, la traductrice (film et interviews) et à Anaïs Monet, du K.


[text title= »Sorcières, vous avez dit sorcières ? »]

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La véritable grotte de Zugarramurdi.

Zugarramurdi, en Navarre, à quelques encablures de la frontière française, abritait en 1610 ce que l’Inquisition appela des sorcières. En effet, selon des rumeurs, des femmes se réunissaient dans une des nombreuses grottes à proximité du village pour pratiquer des sciences occultes. Quarante habitantes de Zugarramurdi furent jugées à Logroño pour sorcellerie, sur la base de témoignages plus ou moins crédibles en leur défaveur. Douze d’entre elles furent condamnées à brûler sur le bûcher.[/text]