Nous avions laissé Takashi Miike sur le souvenir de la plutôt drôle, quoique trop longue, adaptation d’Ace Attorney, jeu vidéo culte de la DS. Celui qui a donné son véritable sens à l’expression de « réalisateur stakhanoviste » a bien sûr enchaîné immédiatement avec de nouveaux projets : depuis 2012, Miike a de fait terminé cinq nouveaux films, dont une comédie musicale, un thriller sanglant, une comédie mafieuse adaptée d’un manga populaire, un film de fantômes en costumes et ce Wara no Tate, aka Shield of Straw, qui a comme Hara-Kiri été présenté en compétition officielle au festival de Cannes. Une consécration logique pour un cinéaste qui n’a malgré son hyperactivité jamais été aussi maître de ses (gros) moyens, mais qui a très peu plu à la critique sur la Croisette : Shield of Straw fait en effet partie de ces projets de commande dont Miike s’acquitte avec un savoir-faire désormais largement reconnu par l’industrie. L’auteur d’Audition a eu à sa disposition un budget très confortable pour livrer un véritable film d’action hollywoodien, avec toutefois des sorties de route inattendues, et un personnage de méchant qui n’aurait que très peu de chances de voir le jour dans une production américaine.

[quote_right] »S’il pose de manière convaincante ses thèmes principaux, Miike a toutefois la main plus lourde lorsqu’il s’agit de les illustrer. »[/quote_right]Le concept de Shield of Straw rappelle de fait fortement l’un des « fleurons » récents de la série B friquée et basse du front, SWAT Unité d’élite, avec Colin Farrell et Samuel Jackson. Ici, ce n’est pas un bad guy transparent joué par Olivier Martinez qui sert de cible à toute une population attirée par la prime colossale qui a été mise sur sa tête, mais une véritable crevure nationale, un tueur et violeur de petites filles nommé Kunihide Kiyomaru, piégé par son dernier forfait. Kunihide a en effet commis l’erreur de trucider la petite-fille d’un puissant homme d’affaires japonais, qui fou de chagrin, décide d’offrir un million de yens à qui tuerait cette crapule. Blessé par un de ses amis, Kunihide décide contre toute attente de se rendre à la police, pour qu’elle l’escorte en toute sécurité au tribunal. Une petite équipe de policiers jugés assez incorruptibles pour résister à la tentation (le milliardaire offre en effet aussi de l’argent à tous ceux qui tentent de tuer Kunihide), menée par l’inébranlable Mekari, se met alors en chemin pour rallier Tokyo en 48 heures – comme par hasard, il est impossible de voyager par les airs. Toutes sortes d’obstacles vont se dresser sur leur route, à commencer par leur propre conscience morale : doivent-ils risquer leur vie pour protéger quelqu’un qui ne mérite pas de vivre ?

Au pied du mur

Shield of Straw : justice à tout prix

Avec un tel pitch, il serait facile pour Shield of Straw de verser rapidement dans le tract conservateur et un tantinet réac, qui le rapprocherait alors des ersatz mal embouchés d’un Justicier dans la ville, qui firent recette à la fin des années 70. Après tout, le Japon fait partie de ces pays où la peine de mort est encore pratiquée, et Miike ne fait pas mystère de la personnalité de Kunihide (Tatsuya Fujiwara, qui n’a presque pas changé depuis Battle Royale), et ce dès les premières séquences. De manière intelligente, le réalisateur ne propose aucune excuse pour atténuer le portrait qu’il fait de ce psychopathe aux traits juvéniles, dont le comportement ne répond à aucune logique : il se rend aux forces de l’ordre tout en fustigeant constamment l’aide qu’elles lui apportent, et alterne entre pulsions suicidaires et meurtrières (voir cette glaçante séquence où il tombe entre deux rues sur une petite fille sans défense, et se met tranquillement en tête d’aller la tuer). Le dilemme est ainsi posé brutalement à l’escouade de choc qui l’accompagne, tout comme au spectateur : ce meurtrier n’a pas de remords, n’est pas soignable ni contrôlable. La justice doit-elle absolument prévaloir, en toutes circonstances ?

Ce postulat, Takashi Miike le souligne efficacement en faisant de son héros Mekari (Takao Ohsawa, vu dans Goemon), un symbole plus qu’un personnage réaliste. Mekari a perdu sa femme, fauchée par un chauffard, et a depuis lors résisté à l’envie de se faire justice lui-même : son travail est de protéger des vies, même les moins défendables. Entouré par une équipe aux caractéristiques assez grossières (une adjointe « qui en a », un vieux sage, un jeune coq qui ne manque jamais sa cible), Mekari est mis au pied du mur au fur et à mesure que les choses se compliquent, et que sa rigueur personnelle est testée. Il est d’autant moins étonnant qu’à mi-parcours, Shield of Straw évoque le très rentre-dans-le-lard L’épreuve de force, le final du film de Miike rappelant directement celui, à la fois naïf et masochiste, du film de Clint Eastwood, qui posait lui aussi la question de la place réelle de la justice dans une société corrompue.

Mais pourquoi sont-ils aussi bavards ?

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S’il pose de manière convaincante ses thèmes principaux, Miike a toutefois la main plus lourde lorsqu’il s’agit de les illustrer. L’une des principales critiques émises à Cannes (outre celles qui le rejetaient sur la simple base qu’il s’agissait d’un film d’action, trop « impur » pour être en compétition) portait sur les dialogues, explicitant plus que de raison ces mêmes thèmes jusqu’à l’overdose. Comme c’est un peu trop souvent le cas dans les grosses productions japonaises, le scénario empile de façon parfois totalement artificielle des séquences de parlote ne servant qu’à mettre des mots sur des situations qui se passent pourtant de commentaires. Le talent inné du réalisateur pour tirer le meilleur de ses moindres bouts de décor (là, une scène de confession dans une carrière abandonnée ; ici, une confrontation tendue sur un quai de gare désert éclairé comme une piste d’aéroport) ne suffit pas à justifier la durée excessive d’un film qui aurait pu plier son affaire en 90 minutes serrées. Mention spéciale à la sous-intrigue impliquant les grandes huiles de la police nippone : autant de « scènes de couloir » qui ne mènent finalement nulle part, et sont autant d’occasions de regarder sa montre.

Ce délayage est d’autant plus regrettable que Miike s’amuse visiblement avec la partie haletante de Shield of Straw : les trois premiers quarts d’heure constituent un moment de série B tout à fait recommandable, pas exempt d’incohérences et de raccourcis faciles. Nous retiendrons notamment un impressionnant défilé de voitures de police, comme on en avait pas vu depuis les Blues Brothers, qui sert de décor à une tout aussi spectaculaire scène d’action. Mekari et ses hommes ne peuvent faire confiance à personne, même pas à eux-mêmes. Infirmières, flics, chauffeurs, quidams, tous peuvent se transformer en meurtriers potentiels, quitte à y laisser leur peau : à chaque fois, les agresseurs agissent pour laisser de l’argent à leurs proches. Le suspense se teinte étonnamment de critique sociale, un sous-texte qui devient plus évident quand le milliardaire décide de prendre les choses en main et se trouve confronté au policier incorruptible et son « protégé ». Avant d’en arriver à ce dénouement très « lumetien » dans l’âme, il aura malheureusement fallu suivre la petite troupe dans ses nombreuses « pauses pipi », dilatant à chaque minute la force d’un concept pourtant sacrément excitant. Tant pis. L’avantage (ou le défaut, suivant votre vision du verre à moitié rempli), c’est que le prochain Miike effacera très rapidement cette semi-déception !


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troisssurcinq
Shield of Straw (Wara no Tate), de Takashi Miike
Japon / 2013 / 120 minutes
Avec Tatsuya Fujiwara, Takao Ohsawa, Nanako Matsushima
Sortie prochainement
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