« Navrant », « frileux », « à côté de la plaque », « le pire palmarès de l’histoire du festival »… À Cannes, c’est bien connu, l’hyperbole est reine. Et à l’annonce du palmarès de l’édition 2016 par le jury présidé par George Miller, les sifflets ont fusé, les éditos enragés sont sortis en rafale et les réseaux sociaux se sont enflammés (ils n’avaient d’ailleurs même pas attendu la soirée, puisque le parterre d’équipes de films invitées à la cérémonie de clôture, et donc susceptible d’être récompensé, était déjà connu). La Palme à Ken Loach pour Moi, Daniel Blake, le Grand Prix du jury pour ce grand pleureur de Xavier Dolan, des prix pour Le Client, Personal Shopper, Baccalauréat… C’est moins le profil des films primés que ceux des films ignorés qui a amené une bonne partie de la presse accréditée (la seule à pouvoir réellement argumenter sur le choix des films en compétition, puisqu’elle les a normalement tous vus) à partir à l’abordage du festival comme si une nouvelle bataille d’Hernani s’était engagée.

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Parce que bon, c’est connu aussi, à Cannes, le journaliste aime beaucoup s’engager de manière très vocale pour les films qu’on juge supérieurs aux autres. Le critique cannois est aussi prompt à l’ovation debout qu’au sifflet assis, et parfois sans attendre que le film soit fini ou que les lumières se rallument. C’est non seulement insultant (nous ne sommes pas au stade, et encore moins au théâtre, donc les seules « victimes » sont le public, qui n’a rien demandé), mais c’est en plus complètement contre-productif. Qui réussirez-vous à convaincre de votre point de vue éclairé sur le 7e art, en résumant votre avis à une longue plainte de poivrot mal luné ? Contentez-vous d’un « Bon bah c’était bien nul » ! Au moins ce slogan universel vous permettra d’engager une conversation productive, ou un échange interloqué sur Twitter : les autres internautes n’ayant pas vu le film pourront oser un « Ah bon ? » ou « Oh non ! », vous invitant subtilement à étayer vos arguments.

Le plus problématique dans cette édition 2016, c’est ce que ces sifflets de malpropres se sont aussi fait entendre dans la salle de presse où le jury s’était présenté après la cérémonie (la vidéo mise en ligne par le festival a soigneusement omis ce passage). Des journalistes, de toutes origines confondues, ont cru bon de siffler le réalisateur de Mad Max, du Fils de Saul, des acteurs comme Mads Mikkelsen, Valeria Golino ou Donald Sutherland, parce qu’ils n’auraient pas su « récompenser l’excellence » pour reprendre les termes de Télérama. L’excellence ? Définie par qui ? Pas par moi, pas par Thierry Frémaux. Uniquement par eux. Les soi-disant gardiens du Temple, les garants du bon goût universel. « On a vu les films, croyez-nous sur parole », revendiquent ceux qui écrivent des pavés de plusieurs feuillets pour trouver leur propre cohérence dans ce palmarès qui est l’affaire, du début à la fin, de neuf personnes seulement. Ils tentent de comprendre, ils ragent sur les Toni Erdmann, les Julieta, les Elle, qui ont été « manqués » par le jury. Guess what ? Miller et tous les autres les ont vus, ces films. Peut-être qu’ils ont adoré ces titres aussi. Peut-être que les « chouchous » autoproclamés n’ont pas trouvé d’écho favorable chez assez de membres pour décrocher la timbale. Mais comme ils ont tenu à le rappeler, de manière polie, mais légitimement excédée, les jurés n’ont au final de comptes à rendre à personne. Le palmarès les engage, certes, mais il leur est propre, parce qu’il s’est établi sans tenir compte du buzz, des palmarès perso de 4 000 journalistes, des fontaines de tweets énamourés lancés pendant des jours sur Jeff Nichols ou Verhoeven.

[quote_center] »Il y a forcément un complot à l’œuvre pour justifier une deuxième palme pour Ken Loach ? »[/quote_center]

Certains évoquent des petits arrangements, des compromis coupables. Ok, donc, il est impossible pour un artiste de pouvoir apprécier un film au point de vouloir le récompenser ? Il y a forcément un complot à l’œuvre pour justifier une deuxième palme pour Ken Loach ? Et si chacun se réveillait un peu, pour comprendre que l’art est par essence subjectif ? Et que la phrase « Un autre palmarès était possible » constitue la plus paresseuse des lapalissades dans le cadre d’un festival. Sans rire, vous n’aviez pas le même ? Wow, c’est dommage, vous auriez dû le faxer à George Miller avant, pour qu’il le recopie.

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Anne-Christine Poujoulat / AFP