Il ne fait aucun doute que le succès inattendu de Drive, accompagné d’un prix remarqué de la mise en scène à Cannes, a propulsé Nicolas Winding Refn dans une autre sphère. Jusque là uniquement connu des cinéphiles encore traumatisés par sa trilogie Pusher et son incroyable Bronson (le cas Vahalla Rising reste encore sujet à d’âpres débats), le Danois est soudainement devenu « le top de la hype », un esthète cérébral mais accessible à l’ambition kubrickienne, malgré tout assez cool et imprégné de pop culture pour s’incarner dans l’air du temps. Il n’y a qu’à voir l’esthétique de Maniac et Motorway, ou le nombre de pubs branchées utilisant la musique de Kavinsky – manifestement traumatisé lui-même par la vision du film – pour se rendre compte que la mécanique de récupération s’est déjà enclenchée. Et encore, on ne parle même pas du cas Ryan Gosling.

Ceux qui partaient voir Only God forgives, qui réunit à nouveau le réalisateur avec celui qu’il a contribué à transformer en sex symbol, avec l’espoir de voir un Drive bis en Thaïlande sont bien évidemment durement redescendus sur Terre. NWR est de retour sur les terres expérimentales et sensitives abordées dans Valhalla Rising. L’odyssée viking du cinéaste avait pourtant pour elle une structure assez linéaire, le voyage de One-Eye suivant une trame établie qui ne s’échappait vers des sphères philosophico-existentielles que dans son dernier tiers. Refn abolit cette fois pour de bon la frontière qui séparait son cinéma de l’œuvre d’art contemporaine. Œuvre hypnotique, Only God forgives est aussi et avant tout un pur concentré de délire cinéphilique et d’ivresse narcissique. Autant dire que le cinéaste avait peu de  chances de faire l’unanimité.

Dieu pardonne, Chang pas

Only God forgives

Comme tous les films de Refn, Only God forgives prend la forme d’un voyage mental, accompagnant cette fois les pensées d’un dealer de drogue nommé Julian (Ryan Gosling, qui a encore moins de répliques qu’Arnie dans Terminator), qui pour la simple raison qu’il utilise une école de boxe thaï comme couverture, pense être assez badass pour pouvoir venger la mort de son frère Billy. Ce dernier était pourtant la vraie ordure de la famille, un type violent et accro à la dope qui finit le visage écrasé par les coups d’un père furieux qu’il ait tué sa fille. Le drame entraîne l’arrivée à Bangkok de leur mère, Crystal (Kristin Scott-Thomas, en roue libre), sorte de Cruella fluo et vulgaire qui n’entend pas laisser la mort de son fils chéri impunie. Le problème est que malgré les apparences, Julian et Crystal ne sont pas chez eux ici, et l’impitoyable flic ripou Chang va se charger de le leur faire comprendre.

Certes, ce résumé peut laisser penser que Refn s’est juste laisser à quelques afféteries stylistiques autour d’un squelette solide de polar vengeur explorant les exotiques bas-fonds d’une métropole dont il est manifestement tombé amoureux. Pourtant, c’est avant tout par déduction que le spectateur va devoir remplir les nombreux blancs de l’intrigue, qui ne passionne pas du tout (c’est un euphémisme) le réalisateur. Les personnages d’Only God forgives n’ont ni background, ni excuses ou moments de gloire qui permettraient d’être ne serait-ce qu’une seconde en empathie avec eux. Pour tout dire, Chang est celui qui bénéficie, sans que les dialogues l’explicitent, de la personnalité la plus élaborée : de manière perverse, Refn en fait le vrai héros de l’histoire. Aussi sadique et menaçant soit-il, Chang est finalement lui aussi en mission : sabre à la main (idée brillante, il porte celui-ci sous le dos de sa chemise) il châtie sans pitié ces décadents Occidentaux venus déflorer les filles locales et ouvrir des night clubs érotiques où la dope coule à flot.

Le rouge est mis

Only God forgives

Face à cet ennemi déterminé, Julian semble surtout traîner un mal-être persistant, un complexe d’Œdipe mal résolu et une certaine forme d’impuissance que le film s’applique à souligner à de nombreuses reprises, qu’il s’agisse des multiples membres tranchés net, du « grand combat » annoncé à coups de teasers et qui débouche en fait sur une copieuse raclée infligée au blanc-bec par Chang, ou des deux scènes de strip tease montrant Gosling avachi sur un canapé en train de mater sa prostituée préférée (séquence bientôt entrecoupée, ô perversité, de plans sur sa mère à la composition parfaitement symétrique). À ce titre, il est permis de se demander si la séquence où Gosling agrippe un sbire de Chang par la mâchoire n’est pas, comme une bonne partie du film, un pur fantasme – en même temps qu’un clin d’œil cynique à Drive. Le film ressemblant à un pur cauchemar fiévreux, où commence la réalité ? Y en a-t-il même une ?

 [quote_left] »Only God forgives est moins concerné par le sens de ses images que par les sensations qu’elles provoquent. »[/quote_left] Rien n’est moins sûr. Only God forgives est moins concerné par le sens de ses images (très honnêtement, on est pas sûr que Refn le connaisse lui-même) que par les sensations qu’elles provoquent. Ce n’est pas pour rien que NWR dédie le film à Alejandro Jodorowski : les deux hommes sont devenus copains comme cochons depuis leur rencontre à l’Étrange festival. Refn étant un cinéphile compulsif, la dimension référentielle de son œuvre n’est pas à négliger : Drive ravivait les fantômes de Walter Hill et Michael Mann, et Bronson celui, entre autres, de Kubrick. Only God forgives est lui une ode à l’œuvre labyrinthique et surréaliste de l’auteur d’El Topo, ainsi qu’à David Lynch. Le générique de fin cite également un autre « ami de la famille », Gaspar Noé et de fait, Refn a emprunté au géniteur d’Enter the Void ce même type de photo agressive, baignée de rouge, de blancs cassés et d’ombres sépulcrales, conçues avec l’aide de son chef op’ Larry Smith, ancien collaborateur… de Kubrick.

Le degré d’appréciation d’Only God forgives dépendra au final de la bienveillance avec laquelle chacun abordera le film. Il est clair que Refn est parti en Thaïlande avec un script bien précis en tête (il en parlait dès 2012 dans le documentaire NWR comme d’une « guerre des gangs » brutale à la Seijun Suzuki) et que confronté à la culture et aux gens du pays, son histoire a dérivé au gré de ses envies, en mode écriture automatique, avec l’aide sans doute non négligeable d’un Gosling à fond dans le trip (l’idée du dernier moment d’intimité morbide entre Julian et sa mère vient par exemple de lui). On peut se demander si l’arrivée sur le projet de l’acteur, qui remplaçait au pied levé le plus malléable et transparent Luke Evans (Fast & Furious 6) n’a pas fait en plus dévier le projet vers le précipité formaliste qu’il est devenu. Et fait croire à une audience innocente qu’elle allait voir Drive 2 : Bangkok dangerous. Le résultat est tantôt creux, irritant, tantôt d’une puissance plastique imposante, sans que l’on sache si Refn pêche juste par orgueil ou si cet inconfort perpétuel est judicieusement calculé. Autant dire que, comme pour Valhalla Rising, la question risque d’enflammer les débats cinéphiles pendant longtemps…


[styled_box title= »Note Born To Watch » class= » »]

Only God forgives de Nicolas Winding Refn
2013 / France-Thaïlande-USA-Suède / 90 minutes
Avec Ryan Gosling, Kristin Scott-Thomas, Vithaya Pansringarm
Sorti le 15 mai
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