Rares sont aujourd’hui les auteurs indiens à se faire un nom sur la scène internationale. La production foisonnante (euphémisme) du pays-continent, majoritairement invisible chez nous, oblige à une certaine curiosité pour suivre pas à pas la carrière des réalisateurs les plus intéressants. Heureusement, les festivals sont là pour servir de boussole, et l’artiste à avoir le plus bénéficié de cette exposition ces dernières années est Anurag Kashyap. Producteur (sur The Lunchbox entre autres), mais surtout metteur en scène, Kashyap est un habitué de la Quinzaine des Réalisateurs. C’est là qu’a été révélé le puissant Gangs of Wasseypur, film de gangsters de cinq heures virtuose, puis le très noir Ugly, et son histoire de kidnapping d’enfant au pessimisme asphyxiant.

Après un intermède rétro et commercial avec Bombay Velvet, Kashyap est retourné vers sa terre d’élection, la peinture survitaminée, mais réaliste d’un Bombay miné par la violence, la corruption et la pauvreté. Avec Psycho Raman, le réalisateur livre une étude hautement stylisée et très immersive sur le thème rebattu de l’affrontement moral entre un tueur en série machiavélique et un flic drogué et violent, qui lui ressemble beaucoup plus qu’il ne pourrait l’admettre.

J’ai rencontré le diable… en Inde

Psycho Raman : les bas-fonds de Bombay (Étrange 2016)

Le titre original de Psycho Raman, Raman Raghav 2.0, fait référence à un véritable personnage de l’histoire de Bombay, un serial-killer qui fit plus de 40 victimes dans les années 60. Comme le souligne avec malice le carton d’introduction, le film n’est pas un biopic de ce sinistre individu (c’était pourtant le projet de départ de Kashyap, mais il coûtait trop cher), mais une réinterprétation contemporaine. Raman (Nawazuddin Siddiqui, déjà à l’affiche de Gangs of Wasseypur) est un vagabond psychopathe, fasciné par cette figure de tueur en série, et qui a déjà entrepris de suivre ses traces en éliminant des innocents à coups de démonte-pneu. Obéissant à des voix, Raman s’attaque sans distinction à sa propre famille, à des témoins malheureux… Il garde aussi un œil sur un officier de police en particulier : Raghavan (Vicky Kaushal, vu dans The Lunchbox et Bombay Velvet), flic musculeux et accro à la coke, qui hérite de cette affaire de meurtres, mais se montre peu perspicace pour arrêter Raman – qui vient pourtant avouer ses crimes à une police dubitative ! Il observe ses faits et gestes dès qu’il peut, tout en continuant à faire un massacre à travers les rues de Bombay…

[quote_center] »Psycho Raman dépeint par son abondance de scènes en décors réels un Bombay labyrinthique et cauchemardesque. »[/quote_center]

Avec ce nouveau film, si sophistiqué dans sa narration (divisée en chapitres et jouant sur des aller-retours temporels et changements constants de points de vue) qu’on en oublie qu’il a été tourné en vingt jours seulement, Kashyap a attiré sur lui des comparaisons avec le cinéma de Tarantino. Le scénario joue certes de manière ambiguë sur l’identification du spectateur au personnage de Raman, un monstre véritablement sans scrupules, mais dont la désarmante franchise et la bonhomie trompeuse en feraient presque une figure attachante. Et l’importance de la bande-son, depuis les déflagrations techno qui ouvrent et ferment le film à la pop traditionnelle dont les paroles commentent, parfois avec une bonne dose d’humour, noir certaines séquences, est indéniable – même si peu étonnante dans le cadre du cinéma indien. Mais l’univers auquel Psycho Raman fait le plus penser est celui de la Corée du Sud. Avec son opposition entre deux personnages qui forment évidemment les deux faces d’une même pièce (leurs prénoms combinés forment celui du serial-killer en titre, si ça n’était pas assez clair), sa violence sèche – reléguée hors-champ la plupart du temps, ce qui n’amoindrit pas son impact -, il est permis d’appréhender le film comme une version délocalisée de J’ai rencontré le diable, à ceci près que Kashyap a une vision peut-être plus noire encore que celle de Kim Jee-Won.

La loi et le désordre

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S’il se concentre sur deux figures singulièrement détraquées (que le script rapproche entre autres en suggérant pour les deux une enfance difficile, voire traumatisante), Psycho Raman dépeint également par son abondance de scènes en décors réels un Bombay labyrinthique et cauchemardesque, véritable personnage à part entière. Devant la caméra de Kashyap, la mégapole aux 19 millions d’habitants vibre de couleurs et d’odeurs quasi palpables, des quartiers riches immaculés aux bidonvilles boueux et décharges jouxtant les aéroports. Lors d’une séquence magistrale en particulier, Raghavan explore une sorte de maison des miracles d’étage en étage à la recherche de son dealer, traversant couloirs exigus et salles de travail surpeuplées, tout en étant poursuivi par une caméra virevoltante.

Bombay est une ville qui ne dort jamais et avale sans distinction d’âge ou de sexe ses proies les plus faibles. Raman, qui acquiert une dimension fascinante grâce à la performance habitée de Nawazuddin Siddiqui, toute en regards exorbités et manières inquiétantes, apparaît souvent en inquisiteur omnipotent, ses mains formant des jumelles, sur les toits de la ville. C’est un justicier au service exclusif de sa propre folie. Il personnifie l’âme damnée de la cité, en quête non pas d’un adversaire à sa mesure, mais d’un alter ego. Son esprit est malade, certes, mais d’une lucidité effrayante. Face à lui, Vicky Kaushal n’est malheureusement pas aussi marquant, dans ce rôle qui détourne pourtant avec gourmandise les clichés virils habituels du film d’action (les muscles et les lunettes filmées de playboy de Raghavan ne l’empêchent pas d’être impuissant et incompétent). Il incarne une justice aux repères brouillés, en perdition totale, mais ne trouve jamais les ressources pour donner plus de chair à un personnage assez simple à cerner. C’est toute la richesse, et le côté dérangeant de Psycho Raman, que de laisser ainsi une figure du Mal cannibaliser un polar tout entier : un exercice qui n’est pas si fréquent en Inde, et qu’il est d’autant plus rare de découvrir hors de ses frontières. Profitons-en.


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Quatresurcinq
Psycho Raman (Raman Raghav 2.0)
D’Anurag Kashyap
2016 / Inde / 120 minutes
Avec Nawazuddin Siddiqui, Vicky Kaushal
Sortie sur Netflix
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